« Il y a de certaines habitudes, de certaines idées, de certains vices qui sont propres à l’état de révolution, et qu’une longue révolution ne peut manquer de faire naître et de généraliser, quels que soient d’ailleurs son caractère, son objet et son théâtre. Lorsqu’une nation quelconque a plusieurs fois, dans un court espace de temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui la composent finissent par contracter le goût du mouvement et par s’habituer à ce que tous les mouvements s’opèrent rapidement à l’aide de la force. Ils conçoivent alors naturellement du mépris pour les formes, dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux. Comme les notions ordinaires de l’équité et de la morale ne suffisent plus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe de l’utilité sociale, on crée le dogme de la nécessité politique, et l’on s’accoutume volontiers à sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler au pied les droits individuels, afin d’atteindre plus promptement le but général qu’on se propose ».
Alexis de TOCQUEVILLE
La Démocratie en Amérique, 1835
Tocqueville, auditeur au tribunal de Versailles, était un jeune homme de vingt-cinq ans lorsqu’il partit, en 1831, pour les non moins jeunes États-Unis d’Amérique aux fins, officiellement, d’y enquêter sur « le système pénitentiaire pratiqué avec succès dans les États du Nouveau Monde ». Inclassable, irrécupérable par la gauche humanitaro-marxiste comme par la droite molle, libérale-libertaire, Tocqueville échappe à toute tentative systématique de classification. La Démocratie en Amérique est à la fois l’œuvre majeure d’un observateur avisé de la situation politique et sociale de la France de son temps, autant que le miroir de la société politique contemporaine. L’ouvrage valut à son auteur de rentrer à l’Académie française à l’âge de trente-six ans accompagné de la comparaison flatteuse avec un illustre prédécesseur : Montesquieu.
Démocratie et révolution
L’extrait publié ci-dessus est révélateur de lorientation générale de louvrage. Exposé magistral sur la démocratie, il présente également les critiques les plus radicales que lon peut adresser à un régime dont linstabilité congénitale est la principale des caractéristiques. À ce titre il est un utile complément du De Démos à César de Maurras, déjà commenté dans nos colonnes.
Opérant fort justement le lien entre révolution et démocratie, Tocqueville prophétise avec une noirceur et un réalisme qui font rétrospectivement froid dans le dos, ce que sera le XXe siècle émaillé de ces révolutions démocratiques : la révolution russe de 1917, l’avènement dHitler et de Mussolini, les guerres révolutionnaires de libération nationale. On n’oubliera pas les guerres messianiques comme la pseudo libération de l’Irak en 2003. Tout cela avec la démocratie comme oriflamme, les droits de l’homme en bandoulière.
La critique tocquevillienne de la révolution démocratique (linterchangeabilité des termes démontre bien leur indissociabilité) se poursuit par la mise en avant et en accusation de la dimension profondément totalitaire de la démocratie. De l’instabilité de ce régime et à cause de sa nature intrinsèquement révolutionnaire, il résulte une absence notoire de légitimité. Partant, faisant le pari antinaturel du changement perpétuel d’hommes, d’institutions et de lois, la démocratie se condamne à ne plus perdurer que par la force de l’idéologie, ce poison qu’elle contient en elle, comme le serpent son venin et qu’elle sécrète insidieusement mais implacablement.
La neutralité démocratique se transforme alors inévitablement en religion d’État, pour devenir ce que Maurras appelait « la démocratie religieuse ». L'idéologie, ce système rigide et dogmatique de pensée in abstracto, devient le moteur du régime et toute politique devient ainsi servile car subordonnée (à l’économie, à l’éthique laïciste, au prétendu universalisme des droits de l’homme, aux révoltes et éructations de la rue, etc.).
Démocratie consumériste
Tocqueville stigmatise également « le mépris pour les formes », cette arrogance vis-à-vis des règles. Comble du paradoxe pour un régime qui se veut celui du respect de la loi, « expression de la volonté générale », selon le mot bien connu du citoyen Jean-Jacques, et du parallélisme des procédures. Emprisonnés dans la dictature du moment, qui fait que ce qui existe aujourd’hui est périmé demain, les sociétés démocratiques, nous dit l’auteur, « ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux ».
Les peuples démocratiques se lassent rapidement de leurs gouvernants. La vertu de la patience autant que le goût de la durée et de la permanence ont déserté les esprits de ces masses informes, incultes et imbéciles. Car si la politique est asservie à l’idéologie, les peuples sont avilis par la société de consommation, avatar de la démocratie. En outre, il est illusoire de croire, comme le pensait Lacordaire, qu’entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. En effet, eu égard à l’antagonisme structurel des différents droits de l’homme (droits politiques, droits sociaux, droits économiques, droit de propriété, tous inconciliables mais de valeur plus ou moins égale), la démocratie ne peut que « sacrifier sans scrupule les intérêts particuliers et à fouler au pied les droits individuels, afin d’atteindre plus promptement le but général qu’on se propose ».
Les « nouveautés auxquelles la révolution donne chaque jour naissance » sont à ce point vecteurs d’insécurité, à tous égards, qu’elles engendrent nécessairement l’anarchie et le désordre. Les gouvernants, autant que ceux dont ils ont la charge, pourtant noble, de conduire la destinée, se vouent une haine mutuelle. L’affaire du CPE en est lillustration la plus éclatante.
Démocratie et totalitarisme
La démocratie est une révolution permanente, une tyrannie renouvelée, presque plébiscitée, qui conduit toujours à la division et au règne temporaire de la faction momentanément la plus forte mais certes pas la plus compétente. Tocqueville montre que le régime démocratique érige la violence en mode de gouvernement. Il administre la preuve, tout aristocrate libéral éclairé qu’il fût, que la nation française se défait sans roi et qu’une société politique ne peut subsister indéfiniment en reposant sur des mythes et des utopies. Le démos n’est rien moins que ce démon incarné dans la révolution et que Joseph de Maistre vouait justement aux gémonies.
Aristide LEUCATE L’Action Française 2000 du 4 au 17 mai 2006