Jamais peut-être la Première Guerre mondiale n’a fait l’objet d’autant d’études, de publications, de commémorations. Cependant, plus le conflit entre dans le champ de la recherche historique, plus il semble perdre son sens et, si l’on déplore légitimement le sacrifice du million et demi de jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue, tout comme celui de millions d’autres jeunes gens, nos contemporains se révèlent en majorité incapables de comprendre les raisons d’un holocauste jugé définitivement vain…
Correspondance de guerre
Voici quelques années, les hasards d’un achat immobilier mirent Madeleine et Antoine Bosshard en possession d’un trésor : la correspondance de guerre échangée entre les époux Papillon, de Vézelay, leur fille, domestique à Paris, et quatre de leurs fils sur le front, dont l’un, Joseph, ne devait pas revenir. Étonnant document car conservé presque dans son intégralité qui offrait, sur les événements, de précieux regards croisés, complémentaires et révélateurs dans leur subjectivité même. Quoique fils de cantonnier, Marcel, l’aîné, l’intellectuel, était clerc de notaire et, si son style se révèle supérieur à celui de ses frères, les études avaient aussi développé chez lui une sensibilité dont ses cadets, plus frustes, étaient en partie dépourvus. Ce fut lui qui, très vite, au Bois-le-Prêtre, souffrit le plus de ce qu’il appelait « non une guerre mais une extermination d’hommes ».
Au-delà d’un apport supplémentaire à l’étude du conflit, racontée sur le terrain et par la base, ces lettres, publiées et commentées par Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt sous le titre, Si je reviens, comme je l’espère, donnent, des rapports sociaux et familiaux, une image assez neuve, à croire que la peur trop tangible de ne jamais se revoir avait soudain fait céder d’antiques pudeurs paysannes et d’ancestraux non-dits, obligeant à confesser des tendresses réelles mais inavouées, phénomène favorisé par l’alphabétisation de ces classes d’âge, désormais susceptibles d’écrire et de livrer leurs sentiments les plus intimes. Mais l’essentiel, dans ce courrier, reste un patriotisme fort, qui, même dans les pires instants, empêcha ces gens, en première ligne ou à l’arrière, en dépit de leurs souffrances confessées, de douter de leur devoir.
Choix effroyable
Robert Desaubliaux aurait dû rester dans la mémoire et la littérature au même titre que Dorgelès, Cendrars ou Genevoix. Plus qu’eux peut-être car le récit qu’il laissa, La Ruée, journal dun Poilu, publié en 1919, navait pas été retouché, réécrit, romancé et constituait un document brut mais d’une qualité littéraire étonnante.
Jeune ingénieur agronome de la bonne bourgeoisie, catholique fervent, patriote intransigeant, Desaubliaux avait vingt-quatre ans et effectuait son service militaire dans les cuirassiers avec le grade de maréchal des logis quand la guerre éclata. Il y partit le cœuf léger, rêvant de charges héroïques mais victorieuses qui vengeraient Reichshoffen. En fait de triomphes, il ne connut que les marches et contremarches qui épuisèrent pour rien la cavalerie française et se retrouva sur l’Yser sans avoir compris à quoi il avait pu servir. Il venait d’assister, et il le savait, à la fin d’une tradition glorieuse qui avait perdu toute raison d’être en cette aube du XXe siècle. Il avait eu aussi le temps de constater combien l’infanterie avait souffert et combien les cavaliers se révélaient, désormais, inutiles mais privilégiés. Beaucoup eussent aimé être à sa place et jouir d’une relative sécurité. Au bout de quelques mois, non sans angoisse car il était conscient du risque pris, il demanda sa mutation et rejoignit les tranchées avec le galon de sous-lieutenant. Choix effroyable qu’il assuma animé d’un amour de la France et d’une indéracinable confiance en ses destinées providentielles, jusquà la terrible blessure reçue à Verdun qui devait l’éloigner définitivement du combat. Il faut lire ce témoignage, à tort oublié, où l’absurde le dispute au sublime, et l’horreur à l’espoir.
Batailles de géants
Georges Blond dut une grande partie de son succès à son idée d’offrir au public des récits de guerre mêlant la rigueur de l’historien aux procédés journalistiques qui les rendaient plus attrayants. C’était l’époque où les journalistes se piquaient encore de savoir écrire. Parus dans les années soixante, pour le cinquantenaire de la guerre, La Marne et Verdun devaient faire date avant de s’imposer comme des classiques du genre. Blond avait exploité toutes les sources et les archives disponibles, tant en France qu’à l’étranger, et il est frappant qu’il ait choisi de commencer à relater les événements de 1916 du point de vue allemand, ce qui ne manquait pas d’audace. Il avait aussi, et c’était sans prix, rencontré autant de survivants et de témoins des deux camps qu’il l’avait pu, gardant ainsi trace de leur expérience, à laquelle il mêlait ses propres souvenirs d’enfance, dès les premiers jours de la mobilisation. La collection Omnibus en propose une réédition, toujours bienvenue, propre à familiariser de nouvelles générations avec ces batailles de géants qui, en leur temps, sidérèrent le monde.
Modernité
Pourtant, les premiers jours de la guerre n’avaient pas été favorables à nos armes, en dépit du prodigieux effort consenti depuis 1871 à la préparation de la revanche. La faute en était en partie imputable à des stratèges certes désireux de faire au mieux mais qui appartenaient, sans le voir, à une époque révolue. Desaubliaux et d’autres en avaient été les parfaits exemples, avec l’utilisation aberrante d’une cavalerie qui n’avait plus sa place sur les nouveaux champs de bataille. Au vrai, l’armée française de 1914, malgré ses réformes, était un admirable outil du XIXe siècle, qui en était resté aux grandes heures des deux empires. Cela faillit nous coûter la victoire aux premières heures du conflit, car les Allemands, eux, n’avaient pas cultivé les mêmes nostalgies.
Ce qu’analyse Michel Goya dans une étude universitaire, La chair et l’acier, ou l’invention de la guerre moderne, sans doute un peu ardue par certains aspects, mais pleine d’enseignements. Essuyés et réparés les échecs initiaux, grâce à la qualité des hommes, qui tinrent et arrachèrent à l’ennemi des satisfecit consternés, le haut état-major eut le courage de se remettre en cause, et de chercher à comprendre et réparer ses fautes. L’arrivée du futur maréchal Pétain au commandement fut, en ce sens, déterminante. S’opéra alors une véritable révolution qui fit passer en quatre ans notre armée à la modernité, remplaça les chevaux par les chars et l’aviation, privilégia l’artillerie, et fit de nos unités les plus avant-gardistes d’Europe. Si les questions techniques peuvent paraître parfois rebutantes, les chapitres concernant la formation et l’esprit des officiers, ou le moral d’une troupe confrontée, pour la première fois, à des techniques industrielles propres, en industrialisant la guerre, à la déshumaniser tout à fait, sont dun profond intérêt.
Les héros de l’Ouest
A-t-on volontairement poussé en première ligne les régiments de l’Ouest, et plus spécialement les Bretons, sans considération pour les pertes humaines effarantes qu’ils allaient subir, et dans un souci politique d’affaiblir une fois pour toutes ces provinces catholiques toujours hostiles à la République ? Jean-Pascal Soudagne et Christian Le Corre, qui publient un bel album, Les Bretons dans la guerre de 14-18, ne posent pas si directement la question, car elle demeure gênante. Ils y répondent pourtant indirectement en citant des chiffres, au demeurant incomplets car le bilan total des pertes ne put jamais être complètement établi. On a avancé, et il y a hélas quelque raison d’y souscrire, le chiffre de 300 000 morts pour les cinq départements de Bretagne, auxquels on pourrait encore ajouter les Vendéens, les Angevins, les Mainiaux et les Normands, ce qui donnerait un total terrifiant… La Bretagne de 1914 comptait un peu plus dun million d’habitants… Si l’on compare à d’autres régions, également agricoles, le résultat est accablant, pour ceux qui utilisèrent sans vergogne ces garçons en guise de chair à canons. Procédé facilité par la méconnaissance, alors encore importante, de la langue française, et par l’endurance et la ténacité proverbiales de ces hommes. Or, en dépit du procédé, les unités bretonnes furent les seules qui ne se laissèrent jamais aller au moindre mouvement d’insoumission et ne se laissèrent pas gagner par les mutineries de 1917.
Voilà ce que rappelle ce livre, souvent trop bref, à grand renfort d’illustrations d’époque. Son autre mérite est de remettre en mémoire des héros qui connurent leur heure de gloire, mais ont sombré ensuite dans un tragique oubli, tel Jean-Corentin Carré, qui tricha sur son âge pour s’engager à quatorze ans, fut le plus jeune soldat de France, et mourut à dix-huit ans, en combat aérien. Tel aussi Yann-Ber Calloch, le poète bretonnant, qui, en 1912, se prétendait « nullement français », mais s’engagea quoique réformé, et laissa, après sa mort au champ d’honneur en 1917, pour testament ces vers : « La France m’appelle ce soir ; je garde son honneur : elle ma ordonné de continuer sa vengeance. Je suis le grand veilleur debout sur la tranchée. Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais. L’âme de l’Occident, sa terre, ses filles, ses fleurs… C’est toute la beauté du monde que je garde cette nuit. »
Anne Bernet L’Action Française 2000 du 16 novembre au 6 décembre 2006
* Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt : Si je reviens, comme je l’espère, Perrin-Tempus, 400 p., 9,50 euros.
* Robert Desaubliaux : La Ruée, Presses de la Renaissance, 320 p., 20 euros.
* Georges Blond : Verdun, précédé de La Marne, Omnibus. 730 p., 22 euros.
* Michel Goya : La chair et l'acier, Tallandier, 480 p., 25 euros.
* Jean-Pascal Soudagne et Christian Le Corre : Les Bretons dans la guerre de 14-18, Ouest-France, 128 p., 15 euros.