Constamment sollicités et bombardés d’informations, nous nous agitons souvent en vain. Au boulot comme dans la vie, il faut savoir lever le pied pour gagner en efficacité. Il existe d’ailleurs un mouvement de société en faveur du slow management, slow sexe, slow tourisme… et même du slow drinking. Mais quels sont les bienfaits de la lenteur ?
Slow management, slow sexe, slow tourisme, slow design… la slow attitude se propage dans tous les champs de notre vie. En guise de fil rouge, un désir : celui de prendre son temps et de ne plus subir l’urgence. «La lenteur est une forme de résistance à l’accélération du rythme quotidien, affirme Pascale Hébel, directrice du département consommation du Crédoc. Car les répercussions néfastes de cette course contre la montre sont nombreuses au 21ème siècle : stress, mal-être, insatisfaction quant à la qualité de vie, etc.» Ce phénomène a pris une telle ampleur qu’on ne peut le réduire à un simple effet de mode. D’autant que le concept ne date pas d’hier et qu’il résonne aujourd’hui à l’échelle mondiale, comme l’a démontré le journaliste Carl Honoré dans «Eloge de la lenteur», un best-seller traduit en plus de 20 langues (1).
Prendre le temps de savourer la vie. C’est au milieu des années 1980, en Italie, qu’un mouvement slow apparaît pour la première fois, le «slow food». En réaction au fast-food et à toute la nébuleuse de la malbouffe, l’association Slow Food vise, dès sa création, à sensibiliser les individus à notre patrimoine culinaire mondial et à lutter contre l’uniformisation du goût. Choisir ses produits intelligemment et prendre le temps de les déguster procède d’une certaine vision du monde, aux antipodes de la «McDonaldisation» de la planète. Le mouvement revendique aujourd’hui 100.000 membres dans le monde entier.
Depuis peu, ce modèle s’applique aussi à la boisson. Boire «slow», c’est renoncer à engloutir d’un trait et à la chaîne les verres d’alcool pour se consacrer au plaisir de savourer, lentement mais sûrement. Et la lenteur s’immisce jusque sous nos couettes : les auteurs de «Slow Attitude. Oser ralentir pour mieux vivre» (2) consacrent un chapitre entier de leur livre à la nécessité de lever le pied dans nos rapports amoureux et sexuels. Le vrai truc aujourd’hui pour être dans le coup – et surtout pour vivre mieux –, c’est de prendre son temps et de ralentir le rythme frénétique de nos existences.
Equipés d’objets électroniques toujours plus rapides – la vitesse des connexions devrait septupler d’ici à 2017 –, nous ne laissons pas se reposer notre cerveau, sollicité du matin au soir, sept jours sur sept. La bête noire de l’adepte du «slow» est d’ailleurs son smartphone. Une étude de l’Institut national du sommeil et de la vigilance révèle des chiffres étonnants. Ainsi, 42% des Français dorment avec leur téléphone allumé, sous prétexte d’utiliser l’alarme. Or celle-ci fonctionne même lorsque le mobile est éteint. En fait, les individus ont un mal fou à déconnecter, même la nuit. Réveillées par un SMS, deux personnes sur trois lisent leur message. Pis, une sur cinq y répond ! Sans parler de ceux qui consultent leur téléphone en l’absence même de sonnerie. Persuadés d’avoir entendu leur appareil vibrer ou sonner, 67% des dormeurs disent ainsi avoir reçu des «coups de fil fantômes», selon le Pew Research Center’s Internet American Life Project.
Si les Smartphone facilitent notre vie à bien des égards, ils se révèlent aussi un outil envahissant. Ils permettent surtout de pointer un paradoxe. Si les nouvelles technologies nous font gagner du temps, d’où vient alors ce sentiment d’en manquer ? Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa a planché sur la vitesse (3), phénomène clé de nos sociétés postmodernes. Sa conclusion : ce sentiment vient du fait que les sollicitations augmentent et se renouvellent à un rythme effréné (toujours plus d’offres de divertissement, de sources d’information). N’y aurait-il d’autre alternative que «courir ou mourir» ? Le penseur met en garde contre les dangers d’une décélération : «Dans la roue du hamster, nul ne peut ralentir». Ce qui ne l’empêche pas d’encourager les résistances au niveau individuel pour éviter des sorties de route fatales.
Quand lenteur rime avec performance. On commencera donc par couper son téléphone à certains moments de la journée, pour calmer le jeu… mais aussi accroître ses performances. C’est ce que Leslie Perlow, professeure de leadership à la Harvard Business School, explique dans un livre (4). L’auteure est à l’origine d’une expérience menée au sein du Boston Consulting Group (BCG), à laquelle ont participé la quasi-totalité des consultants des bureaux de Boston, New York et Washington. Il a été décidé que tous seraient injoignables dès 18 heures, un soir par semaine. L’expérience a été concluante. Non seulement les cobayes ont été plus nombreux que leurs collègues des autres bureaux à se déclarer satisfaits de l’équilibre entre vie pro et vie perso (54% contre 38%), mais ils ont aussi jugé leur travail de meilleure qualité (65% contre 42%). D’une manière plus globale, les participants étaient plus nombreux à envisager de rester dans l’entreprise à long terme (58% contre 40%). Quant aux clients du cabinet, loin de se plaindre de l’expérience, ils ont été enthousiasmés par ses retombées positives
Interdiction de lire ses e-mails le soir. Dans le sillon du BCG, deux entreprises allemandes ont pris des mesures similaires. Henkel a décrété fin 2011 une trêve des mails entre Noël et le jour de l’An, tandis que Volkswagen signait un accord pour bloquer l’accès aux smartphones professionnels à partir de 18 heures. En résumé, face à la difficulté des utilisateurs à déconnecter, ce sont finalement les entreprises qui ont pris les devants. Rares sont celles qui ont cependant admis les vertus de la lenteur. Car cette stratégie du «lent» repose sur une idée qui va à contre-courant de notre manière habituelle de travailler : le principe est de perdre du temps pour en gagner. La lenteur n’est donc pas l’ennemie de l’efficacité. Ainsi, une sieste de vingt minutes peut faire gagner 20% de productivité (5).
Mais piquer un roupillon sur son lieu de travail n’est pas encore très bien vu. «Les dirigeants commencent quand même à percevoir les bénéfices de ces temps de pause, expliquent Arabelle Laurans et Marion Périn, consultantes chez HR Valley, société de conseil en ressources humaines. Ils ont compris, par exemple, que les conversations devant la machine à café aident les collaborateurs à se connaître et à mieux communiquer, donc à gagner du temps lorsqu’ils travaillent ensemble. La pause constitue aussi un temps pour penser autrement et sortir du mode automatique, où l’on fait la même chose, de plus en plus vite.» En effet, pendant ces moments où on lève le pied, on laisse au repos le cerveau gauche – celui de la rationalité et de la logique – pour stimuler le cerveau droit, celui de l’intuition et de la créativité.
Procrastiner peut se révéler productif. Il y a les pauses-café, celles du déjeuner, et puis, il y a les vacances ! Encore faut-il savoir en profiter et ne pas passer son temps à lire ses mails. Aux Etats-Unis, seuls 2% des salariés débranchent leur Smartphone et leur ordinateur portable durant cette période. «Il est impératif de déconnecter pour se poser les bonnes questions : sur quels sujets suis-je essentiel et sur lesquels ne le suis-je pas ? affirment Arabelle Laurans et Marion Périn. Et oser se dire que toute question ne mérite pas forcément une réponse immédiate…»
Ce qui nous amène au concept controversé de «procrastination positive». Selon une étude de l’université Carleton, près de la moitié du temps passé «online» au bureau aurait pour but de retarder l’exécution d’une tâche. «Ne jamais remettre au lendemain ce que l’on pourrait faire le surlendemain», écrivait Mark Twain. Et si cet aphorisme nous permettait de gérer notre temps plus intelligemment ? En observant les habitudes de travail d’une équipe composée des vainqueurs de la compétition Intel Science Talent Search, des chercheurs se sont aperçus que le groupe procrastinait de façon productive : les équipiers parvenaient ainsi à hiérarchiser leurs priorités tout en évacuant le stress, heureuse combinaison ayant pour résultat de les rendre plus efficaces (6).
Si bénéfiques soient-elles, la sieste, les pauses, la procrastination et les vacances ne restent que des réponses individuelles à un problème plus général. Pour le penseur Hartmut Rosa, les véritables solutions doivent avant tout être collectives. Et à rechercher dans l’entreprise. Les Scandinaves ont ainsi adopté le «new way of working», qui consiste à changer d’espace de travail en fonction du type d’activité, donc à optimiser son environnement. Un mode d’organisation encore difficile à implanter en France. Atos l’a fait et quelques projets pilotes sont en cours, mais rares sont ceux qui sont portés jusqu’au bout. «Les entreprises demeurent trop focalisées sur des problématiques de surface, alors que les enjeux se situent ailleurs, affirme Frédérique Miriel, consultante chez AOS Studley, société de conseil immobilier. L’espace de travail doit permettre aux collaborateurs de s’installer à l’endroit qui convient le mieux aux tâches qu’ils ont à effectuer et à leur rythme de travail à un moment donné.»
Des bureaux flexibles et modulables. Chez AOS Studley, les salariés arrivent ainsi le matin avec leur laptop [ordinateur portable] et choisissent leur place : bureaux isolés, espaces collaboratifs… «Travailler dans un cadre rigide est inepte, affirme Gilles Betthaeuser, PDG de la société. De même, forcer les gens à travailler quand ils n’ont rien à faire n’a pas de sens.» Notre temps de travail n’est en effet pas linéaire, surtout dans certains métiers qui connaissent des amplitudes très fortes. «Notre modèle est archaïque et corseté, poursuit Gilles Betthaeuser. Il favorise les dérives. A l’avenir, l’entreprise devrait pouvoir mobiliser ses ressources en cas de besoin et les laisser en veille quand ce n’est pas nécessaire.»
Le «homeworking» s’inscrit dans cette logique de flexibilisation. C’est un temps privatif qui permet de souffler. «La question de l’organisation du travail n’est pas simplement liée au type d’espace proposé, souligne Frédérique Miriel. Il y a une véritable réflexion à mener autour du management des équipes, des règles de vie et d’usage… Finalement, la lenteur apporte une meilleure maîtrise de son temps, et cela passe forcément par une plus grande autonomie des collaborateurs.» Modulaire, flexible, décloisonné, multiforme, virtuel… C’est peut-être en imaginant le bureau du futur que notre rêve de pouvoir prendre son temps deviendra une réalité.
Notes :
(1) Carl Honoré, “Eloge de la lenteur”, éditions Marabout, septembre 2005.
(2) Sylvain Menétrey & Stéphane Szerman, “Slow Attitude ! Oser ralentir pour mieux vivre”, Armand Colin, juin 2013.
(3) Hartmut Rosa, “Accélération. Une critique sociale du temps”, éditions La Découverte, avril 2010.
(4) Leslie A. Perlow, “Sleeping with Your Smartphone. How to Break the 24/7 Habit and Change the Way You Work”, Harvard Business School Press, mai 2012.
(5) Etude menée en 2004 chez Leblon-Delienne, fabricant normand de statuettes en résine, par le cabinet de formation Genèse des ressources.
(6) Rena Subotnik, Cynthia Steiner & Basanti Chakraborty, “Procrastination Revisited : The Constructive Use of Delayed Response”, “Creativity Research Journal”, 1999.