Outre les nombreuses références à l'œuvre de J.J. Bachofen qu'il trouve dans Révolte contre le monde moderne, le lecteur d'Evola découvre l'importance du théoricien suisse du matriarcat primitif dans un article paru dans Nuova Antologia en 1930 (cf. J. Evola, « Aspetti del movimento culturale della Germania contemporanea », in I saggi della Nuova Antologia, Ed. di Ar, Padova, 1982 ; tr. fr. : « Aspects du mouvement culturel de l'Allemagne contemporaine », in Totalité n°23, automne 1985) et dans son livre Sintesi di dottrina della razza (Ed. di Ar, Padova, 1978). Dans sa préface, le traducteur de la nouvelle version française de Révolte contre le monde moderne (L'Âge d'Homme, 1991), Philippe Baillet, souligne à juste titre que l'œuvre de Bachofen est tout aussi importante pour la maturation des idées de Julius Evola que celle du pur traditionaliste français René Guénon. En effet, après sa période philosophique et dadaïste, Evola a recherché le socle extra-philosophique solide, tangible et réel pour asseoir sa métaphysique traditionnelle, étant entendu que ce socle pré-philosophique précède, de par son immuabilité, toute spéculation philosophique et échappe aux dégénérescences du devenir et du bavardage en chambre.
Doctrine de l'éveil et matriarcat
Ce socle s'est constitué chez Evola par un double recours : d'une part, au bouddhisme et à la doctrine de l'éveil (laquelle implique notamment l'Abgeschiedenheit, le détachement par rapport aux vanités du monde, aux vanités de ceux qui ne savent dompter ni leur corps ni leur esprit) ; d'autre part, à l'œuvre de J.J. Bachofen.
Celui-ci a mis en lumière, la « signification spirituelle et la mission de la romanité classique » (cf. art. cit., Totalité, 23, p. 18), en posant comme acquise l'existence de 2 cultures universelles, l'une reposant sur le principe féminin (la culture méditerranéenne et pélasgique des origines, avec son culte de Démeter ou d'Isis, de Cybèle ou d'Ashtart, etc.) ; l'autre reposant sur le principe masculin, qui apparait dans le bassin méditerranéen par l'avènement du culte « thrace-hyperboréen » de l'Apollon delphique et de celui des héros solaires (Thésée, Jason, Cadmos, Héraklès). La lumière, « principe incorporel dépourvu de génération, immortel en soi en tant qu'essence simple et identique » se place au centre de ce nouveau « monde ouranien », propre de ceux qui « sont », par opposition à ceux qui « deviennent ».
La culture grecque classique, matrice de l'« Occident », procède donc, pour Evola, de ce principe héroïco-ouranien, mis en exergue par Bachofen. Pour ce qui concerne la romanité, Bachofen, dans son ouvrage sur la légende de Tanaquil (Die Sage von Tanaquil, Heidelberg, 1870), oppose une culture démétrico-tellurique portée par les anciennes cultures pré-romaines (étrusques, sabines, etc.) à une culture portée par des conquérants romains (nordiques), une culture virile, quiritaire et militaire. Pour Bachofen, et à sa suite Evola, la dynamique de l'histoire antique repose sur cet antagonisme irréductible entre principe féminin et principe viril. Cette vision transparaît clairement dans Révolte contre le monde moderne, et, dans une moindre mesure comme le souligne Philippe Baillet (op. cit.), dans Métaphysique du sexe.
La clef hermétique
Révolte contre le monde moderne est rigoureusement construit sur des schémas dérivés de Bachofen : civilisation du Père / civilisation de la Mère, spiritualité olympienne et solaire / spiritualité tellurique et lunaire, etc. (cf. P. Baillet, op. cit.). Evola tire donc de Bachofen, une « clef herméneutique » qu'il va appliquer à tous les niveaux de la réalité et à toutes les cultures (Baillet, op. cit.). L'opposition des 2 mythes est présent au sein de toutes les cultures et, pour que celles-ci demeurent, ne chavirent pas dans l'« infra-humain démonique », il faut que triomphe le principe viril, solaire et ouranien ; il faut qu'il apporte forme à la matière féminine. Pour souligner l'importance de sa dette à l'égard de Bachofen et pour marquer les différences qui existent entre les conclusions et l'approche de Bachofen, d'une part, et les siennes, d'autre part, Evola écrit, dans Le chemin du Cinabre (Ed. Arché & Arktos, Milan/Carmagnola, 1982 ; tr. fr. : P. Baillet) :
« Avec ces approches [celles de Bachofen] s'ouvrait pour moi un vaste et nouveau domaine dans lequel on pouvait appliquer et développer sur un arrière-plan grandiose de mythologies et d'interprétation de l'histoire la théorie des “deux voies”. Il fallait unir, dans une synthèse articulée, les apports de Guénon, de Wirth et justement de Bachofen. Mais je repoussai le schéma évolutionniste de Bachofen. Le savant suisse avait en effet supposé un passage progressif de l'humanité antique d'un stade de promiscuité primoridale à la civilisation démétérienne de la Mère et de la Femme Divine, et puis un dépassement graduel de celle-ci dans la civilisation héroïco-paternelle liée à des cultes et des mythes ouraniens et héroïques et à une société positivement organisée (Bachofen avait vu là la “naissance de l'Occident” contre “l'Asie”). Au contraire, je fis remarquer la nécessité d'introduire une conception dynamique et de faire correspondre aux phases évolutives présumées d'une race humaine unique des influences opposées portées par des races différentes, agissant et réagissant l'une sur l'autre. En second lieu, on devait selon moi contester le caractère plus récent (de dernier “stade évolutif”) de la civilisation ouranico-patriarcale et virile. En effet, cette civilisation se rattacha toujours, directement ou indirectement, à la tradition primordiale hyperboréenne elle-même, et on ne peut parler de son caractère plus récent que dans un sens relatif et local, dans les cas où cette tradition apparut et s'affirma, à travers des migrations, dans des régions qui se trouvaient auparavant sous le signe de la vision opposée de la vie et du sacré... » (p. 90).
Une typologie raciale tirée de Bachofen
Dans Sintesi di dottrina della razza, Evola puise également dans la carrière bachofenienne pour élaborer sa propre typologie raciale, induisant une hiérarchisation qui privilégie les types solaires/ ouraniens, générateurs de cultures. Citons cet extrait significatif, p. 161 :
« En traitant des différentes gradations de la virilité et de la solarité, tout spécialement dans l'orbite des mystères antiques et des traditions connexes de la Méditerranée, Bachofen distingue opportunément le stade apollinien et le stade dionysiaque. Ici aussi, les analogies cosmiques lui servent de base. Il existe en effet deux aspects de la solarité. L'un est celui de la lumière en tant que telle, ce qui revient à dire qu'il participe d'une nature lumineuse immuable et céleste ; tel est le symbole apollinien ou olympique, que l'on retrouve par exemple dans le culte delphique ; on doit le considérer comme un filon de la pure spiritualité hyperboréenne, s'élançant jusqu'à la Méditerranée ; tel est le stade qui, comme nous l'avons vu, définit la race de l'homme solaire. L'autre aspect de la solarité est celui d'une lumière qui nait et s'estompe, qui meurt et ressuscite, puis meurt une nouvelle fois et connait une nouvelle aurore, qui est, en somme, une loi du devenir et de la transformation.
Au contraire du principe apollinien, nous avons affaire ici à la solarité dionysiaque. C'est une virilité qui aspire à la lumière au travers d'une passion, qui ne peut pas se libérer de l'élément sensuel et tellurique ni de l'élément extatique-orgiastique, propre aux formes les plus basses du cycle démétérien [Evola ajoute en note que c'est sur cette solarité-là que se base la conception de Ludwig Klages, qu'il qualifie de vitaliste et d'irrationaliste. Cf. L'Arc & la massue,, ch. VII]. Le fait que l'on ait associé, dans le mythe et dans le symbole de Dionysos des figures féminines et lunaires est, de ce point de vue, assez significatif. Dionysos n'achève pas son trépas, ne change pas de nature. Il représente une virilité qui est encore terrestre, malgré sa nature lumineuse et extatique.
Le fait que les mystères dionysiaques et bacchiques ont été associés à ceux de Démeter, plutôt qu'au mystère purement apollinien, indique clairement le point final de l'expérience dionysiaque : c'est un “mourir et devenir”, non sous le signe de cette infinitude, qui est au-delà de toute forme et de toute finitude, mais bien plutôt de cette autre infinitude, qui se réalise et dont on jouit en détruisant formes et finitudes, et qui se rapporte, en conséquence, aux formes de la promiscuité tellurico-démétérienne... Du point de vue racial, on ne s'étonnera pas de constater que l'homme dionysiaque, sous les oripeaux du romantique, est très largement présent dans les races nordiques, qu'elles soient germaniques ou anglo-saxonnes. Ce qui nous confirme, une fois de plus, qu'il faut bien distinguer la race primoridale nordico-aryenne des races nordiques des époques plus récentes » (pp. 162-163).
Dans la revue La Torre, qu'Evola a dirigée en 1930 et dont il est sorti dix numéros (entre le 1er février et le 15 juin), 3 extraits de l'œuvre de Bachofen ont été traduits et publiés : « Il simbolo » (n°7 ; extrait de Urreligion und antike Symbole, Leipzig, 1926, b.1, pp. 283-284) ; « La donna regale e la nascita di Roma » (n°9 ; extrait de Die Sage von Tanaquil, Heidelberg, 1870 ; tr. it. : Dr. Otto Lanz) ; et « La missione occidentale di Roma » (n°10 ; suite de l'article précédent).
Symboles et indicible
Ces 3 extraits ont été jugés fondamentaux par leurs traducteurs, Otto Lanz et Evola lui-même. Dans « Il simbolo », nous lisons :
« Les mots rendent fini l'infini ; les symboles conduisent l'esprit au-delà des frontières du monde fini en devenir, dans le monde infini et réel. Ils suscitent des pressentiments, sont signes de l'indicible et, comme l'indicible, ils sont inépuisables (...) En cela réside la dignité occulte du symbole et la puissance des représentations mythiques qui y sont liées... ».
Dans cette définition, nous retrouvons la quête de l'Evola traditionaliste qui a succédé à l'Evola philosophe qui ne trouvait pas de socle ni de certitude affirmée, capable de transcender le nihilisme en marche, dans les spéculations philosophiques conventionnelles. Le mythe, surplombant le grouillement du devenir, insensible au nihilisme qui se déploie, suggère infinité et réalité immuable et intangible.
À la fin du second extrait de Die Sage von Tanaquil, nous lisons :
« Rome, la cité aux origines aphroditiques prend peur d'avoir négligé pendant si longtemps la Mère et de s'être presque entièrement consacrée au principe viril de l'Imperium... Avec Pompée, Brutus, Cassius et Antoine, l'Orient subjugue l'Occident et, à leur chute, s'accomplit la ruine de l'Asie ».
Evola rappelle, dans Le chemin du Cinabre (p. 90), qu'il a traduit une série d'extraits de l'œuvre de Bachofen, 250 pages en tout, qui n'ont pu paraître qu'en 1949 chez l'éditeur Bocca sous le titre Les Mères et la virilité olympienne - Études sur l'histoire secrète du monde méditerranéen antique. Dans la préface qu'il a rédigée pour ce recueil (reproduite dans Alfred Bäumler, Nietzsche e Bachofen, Ed. Lupa Capitolina, Padova, 1985 ; cette introduction a également constitué un article dans la revue Via Solare), Evola résume toute la dette qu'il doit à l'explorateur suisse des cultes antiques grecs et romains. Jugeons-en par ces quelques extraits :
« Chez Bachofen, ce qui est intéressant, en tout premier lieu, c'est la méthode. Cette méthode est neuve et révolutionnaire par rapport au mode général, scolaire et académique de prendre les civilisations, les cultes et les mythes antiques en considération, précisément parce que ceux-ci sont “traditionnels” au sens supérieur. Nous voulons dire par là que le mode par lequel l'homme appartenant à toute civilisation traditionnelle, parce qu'il est anti-individualiste et anti-rationaliste, aborde le monde de la religion, des mythes et des symboles est plus ou moins le même mode que celui par lequel Bachofen a cherché à découvrir le secret du monde des origines. La prémice fondamentale de toute l'œuvre de Bachofen, c'est d'affirmer que le symbole et le mythe sont des témoignages, dont doit tenir compte sérieusement toute science historique complète.
Ce ne sont pas des créations arbitraires, des projections venues de l'extérieur ou de la fantaisie poétique : ce sont, bien au contraire, des “représentations des expériences propres à une race et interprétées à la lumière d'une religiosité spécifique”, obéissant à une logique et à une loi bien déterminées. Par ailleurs, le symbole, la tradition, la légende ne doivent pas être pris en considération et évalués à l'aune de leur “historicité”, au sens le plus restreint du terme (...) Ce qui doit être interrogé, c'est leur signification certaine en tant que fait de l'esprit, non leur signification à la fois problématique et historique. Là où l'événement enregistré et le document “positif” cessent de parler pour eux-mêmes, nous rencontrons le mythe, le symbole et la légende et nons pénétrons dans une réalité plus profonde, secrète et essentielle : dans une réalité dont les visages extérieurs, historiques et tangibles, que sont les sociétés, les races et les civilisations antiques ne sont que les conséquences ».
Evola ajoute qu'un événement peut laisser ou ne pas laisser de traces. De même, sa signification intérieure peut demeurer ou non. Historiens et archéologues ont donc affaire à des événements enregistrés, dont ils ne peuvent plus comprendre la signification intérieure, et à des événements non consignés, ni par l'écrit ni par la trace archéologique, dont la signification intérieure demeure mais à un niveau métaphysique.
Typologie des civilisations antiques
Deuxième point, souligné par Evola : Bachofen inaugure une typologie des civilisation antiques.
« En observant les mouvements propres aux diverses formes qui assumaient, dans le monde antique, les rapports entre les sexes, la recherche de Bachofen met en lumière l'existence de certaines formes typiques et distinctes de civilisation qui peuvent être reconduites à autant d'idées centrales, liées à leur tour à des attitudes générales, témoignant, elles, d'autant de visions du monde, du destin, de l'au-delà, du droit, de la société. De telles idées ont quasiment la valeur d'“archétypes” au sens platonicien : ce sont des forces qui donnent forme, en rapport étroit d'analogie avec les grandes forces inhérentes aux choses ».
« Le monde que Bachofen prend en considération est essentiellement celui des civilisations antiques du bassin méditerranéen. La multiplicité chaotique des cultes, mythes, symboles, formes juridiques et coutumes que ce monde méditerranéen présente, laisse transparaître finalement, dans l'œuvre de Bachofen et sous des formes variées, l'efficacité de deux idées fondamentalement antithétiques : l'idée olympienne-virile et l'idée tellurique-féminine. Une telle polarité peut s'exprimer au travers des oppositions suivantes : la civilisation des Héros et la civilisation des Mères, l'idée solaire et l'idée chtonique-lunaire, la droit patriarcal et le matriarcat, l'éthique aristocratique de la différence et la promiscuité orgiastique-communiste, l'idéal olympien du “surmonde” et le mysticisme panthéiste, le droit positif de l'imperium et le droit naturel.
Bachofen a découvert “l'ère gynécocratique”, c'est-à-dire l'ère dans laquelle le principe féminin est souverain. Cette époque correspond à un stade archaïque de la civilisation méditerranéenne, lié aux peuples pelasgiques ainsi qu'à un groupe de gentes du bassin méridional-oriental et asiatique de la Méditerranée. Bachofen a très justement relevé le fait qu'aux sources, un ensemble d'éléments, variés mais en concordance, rappelle sans cesse ces peuples à l'idée centrale, selon laquelle, à l'origine et à l'apogée de toute chose, se trouve un principe féminin, une Déesse ou une Femme Divine, incarnant les valeurs suprêmes de l'esprit ; face à elle, se place non seulement le principe mâle mais aussi celui de la personnalité et de la différence, lequel apparaît alors comme secondaire et contingent, comme sujet aux lois du devenir et de la déliquescence, tout à l'opposé de l'éternité et de l'immuabilité propres à la grande Matrice cosmique, à la Mère de la Vie. Cette Mère, en tant que telle, est la Terre, ou, en d'autres mots, la loi de la nature conçue comme un fait auquel même les dieux sont soumis ».
Gynécocratie
« La gynécocratie, c'est-à-dire la souveraineté de la femme, reflète la valeur mystique qui est attribuée à celle-ci dans la conception du monde gynécocratique. Par ailleurs, cette conception peut avoir pour contrepartie (dans ses formes les plus basses), l'égalitarisme du droit naturel, l'universalisme et le communisme. La non pertinence de tout ce qui est différence, l'égalité de toute singularité face à la Matrice cosmique, au principe maternant et “tellurique” (de tellus, la terre) de la nature dont provient toute chose et tout être et en laquelle, à nouveau, ils se dissolveront après une existence éphémère : voilà ce qui est à la base de la promiscuité communiste comme de la promiscuité orgiastique des fêtes, au cours desquelles, dans l'antiquité, on célébrait justement le retour à la Mère et à l'état de nature, et pendant lesquelles toutes les distinctions sociales étaient temporairement abolies. Le principe masculin n'a pas d'existence propre, outre la sienne individuée. Sur le plan matériel, il n'est que l'instrument de la génération, assujetti à la femme ou obscurci par la luminosité démétérienne des mères ».
« En opposition nette à cette vision, nous avons, dans le monde antique méditerranéen, le cycle de la civilisation olympienne-ouranienne. Dont le centre ne peut être constitué par les symboles de la Terre ou de la Lune, mais, au contraire, par ceux du Soleil et des régions célestes (“ouraniques”, du terme grec ouranos) ; ni par ceux de la réalité naturaliste-sensuelle mais par ceux de l'immatérialité ; ni par ceux du giron maternel ni, encore moins, de la virilité phallique qui en est la contrepartie, mais par ceux de la virilité ouranienne, liée au symbole du Soleil et de la Lumière ; ni par ceux de la Nuit et de la Mère mais par ceux du Jour et du Père. L'idéal suprême, dans une telle civilisation, s'incarne précisément dans le monde “ouranien”, compris comme celui des êtres lumineux, immuables, détachés, privés de naissance, opposés au monde inférieur des êtres qui naissent, deviennent, trépassent après une vie éphémère parce que toujours mélangée à la mort. Tel est le plus haut point de référence de la religion d'Apollon et de Zeus : c'est la spiritualité “olympienne”, c'est la virilité immatérielle, c'est la “solarité” des dieux détachés de tout lien qui les lierait à la femme et à la mère et qui possèdent des attributs de paternité et de don ».
La transposition d'Evola
Cette dualité métaphysique et religieuse de l'antiquité, mise en évidence par Bachofen à la fin du siècle dernier, Evola l'a transposée dans son époque. Voulant incarner le principe solaire, mettant sa personnalité au service d'un avivage de la tradition virile/solaire, Evola transpose dans le monde moderne l'argumentation de Bachofen, qui étudiait des réalités antiques.
« L'époque moderne est “tellurique”, non seulement dans ses aspects mécanistiques et matérialistes, mais aussi, et essentiellement, dans ses différents aspects “activistes”, dans ses diverses religiosités de la vie, de l'irrationnel et du devenir, qui sont toutes antithèses, précisément, de ces conceptions classiques et olympiques du monde. Keyserling, du reste, a cru pouvoir parler de ce caractère “tellurique” — c'est-à-dire irrationnel, lié essentiellement à des formes de courage, de sacrifice, d'élan et d'attachement privées de toute référence véritablement transcendante — que présente ce mouvement moderne des masses, que l'on appelle, en fait, “révolution mondiale”. Avec la démocratie, le marxisme et le communisme, l'Occident a pu réexhumer, dans des formes sécularisées et matérialisées, l'antique droit naturel, les lois niveleuses et anti-aristocratiques émanant de la Mère chtonienne, laquelle stigmatise l'injustice qu'est d'office toute différence : et le pouvoir conçu sur de telles bases, soit sur l'élément collectiviste, semble justement rétablir l'antique insignifiance du singulier, propre des conceptions “telluriques”.
Avec le romantisme moderne, resurgit Dionysos : c'est le même amour pour l'informe, le confus, l'illimité et la même promiscuité entre sensation et esprit, la même antithèse par rapport à l'idéal viril et apollinien de la clarté, de la forme, de la limite. Finalement, Nietzsche, qui exalte Dionysos, est une preuve vivante et tragique de l'incompréhension moderne pour cet idéal, et de la “telluricité” de diverses provenances. En outre, après avoir lu Bachofen, il n'est pas difficile de constater le caractère “lunaire” propre au type plus diffus de la culture moderne : nous entendons par là une culture basée sur un pâle intellectualisme creux, une culture inféconde détachée de la vie, s'épuisant dans la critique, dans la spéculation et dans la vaine créativité esthétisante : soit une culture qui se trouve en étroite relation avec une civilisation qui a élevé le raffinement de la vie matérielle à de formes extrêmes (dans la terminologie bachofénienne, on dirait : aphroditiques) et dans laquelle la femme et la sexualité elle-même sont devenues des thèmes prédominants, au point d'atteindre un degré pathologique et obsessionnel ».
Une critique de l'américanisme
Concrètement, la critique évolienne/bachofénienne des faits de civilisation d'ordre tellurique, débouche sur une critique de l'américanisme, sommet de la modernité :
« Dans la civilisation anglo-saxonne, et surtout en Amérique, l'homme épuise sa vie et son temps dans le monde abrutissant des affaires et dans la chasse à la richesse — à une richesse qui, pour une bonne part, sert à payer le luxe, les caprices, les vices et les subtilités féminines — un tel homme, qui, tout au plus, s'intéresse au sport, a cédé volontairement à la femme le privilège, sinon le monopole, de s'occuper des choses “spirituelles”. C'est surtout pourquoi, nous voyons, dans cette civilisation, pulluler les sectes “spiritualistes”, spiritistes et occultistes, où la prédominance numérique de l'élément féminin est déjà en soi significative (deux femmes, Madame Blavatsky et Madame Besant, par ex., ont fondé et dirigé la dite Société Théosophique)... ».
Nous voyons que ce jugement, dérivé d'une lecture de Bachofen annonce la critique évolienne de l'américanisme et des pseudo-spiritualités contemporaines (Masques et visages du spiritualisme contemporain, Pardès, 1991).
Cette opposition constante, que Julius Evola, à la suite de Bachofen, perçoit dans l'histoire des civilisations antiques du bassin méditerranéen, entre un principe nordique/solaire/ viril/ ouranien et un principe autochtone/ tellurique/ féminin trouve une sorte d'équivalent dans les théories de Günther sur la nordicisation, puis la dénordicisation, du Sud de l'Europe, consignées dans ses 2 ouvrages sur Rome et la Grèce (Lebensgeschichte des hellenischen Volkes, Franz von Bebenburg Verlag, Pähl, 1965 ; Lebensgeschichte des römischen Volkes, même éditeur, 1966). Les civilisations grecque et romaine déclinent, pour Günther, quand disparaissent progressivement l'hellénité (Hellenentum) et l'italicité (Italikertum), porteuses du « pantragisme » (Pantragismus) propre aux Indo-Européens selon Günther, au principe viril/solaire selon Evola.
Mais la réflexion sur l'œuvre de Bachofen plonge Evola dans un vaste débat intellectuel qu'on ne saurait occulter ici. Les thèses de Bachofen sur le matriarcat primitif ont suscité bon nombre de controverses au sein des cénacles de gauche : chez Friedrich Engels, qui en parle dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État ; chez August Bebel, le théoricien social-démocrate allemand qui en déduit une théorie de la femme dans le socialisme ; chez Max Horkheimer, qui voit dans le déclin du matriarcat antique, l'origine de la société autoritaire ; chez Ernst Bloch, qui voit dans le culte de Gaïa-Thémis une des sources (et non pas la seule comme chez Bachofen) des principes qui feront ultérieurement le droit naturel.
L'Éros cosmogonique
Bachofen a également influencé Ludwig Klages, dans sa théorie de l'Éros cosmogonique et de la Magna Mater. Contrairement à Evola, qui affirme de manière tranchée l'opposition entre les polarités solaire/virile et lunaire/maternelle, Klages évoque une sorte de yin et de yang mêlant la lumière apollinienne, fécondante, et les symboles matriciels, tels l'œuf ou la cellule vitale primoridale, et oppose, d'une part, les forces de la vie, solaires et lunaires confondues, au créationnisme hébraïque :
« En opposition tranchée au mythe juif de la création, qui veut que le monde ait été fait sur ordre d'un Dieu mâle, la Magna Mater émerge, selon la religiosité païenne, sur le mode d'une naissance, soit que la Terre, conçue comme une mère, l'a mise au monde, comme elle met arbres et plantes au monde, soit par partition de l'œuf primordial... Une terra mater et, en tant que telle, une pantwn mhthr, est la Pachamama des Péruviens, est Centeotl chez les Aztèques, (Yin chez les Chinois), Prthivi chez les Indiens, Isis et Neith chez les Égyptiens, Gaia et Déméter chez les Grecs, Tellus et Ceres chez les Romains, Nerthus chez les Germains et Belisana chez les Celtes » (cf. L. Klages, « Die Magna Mater : Randbemerkungen zu den Entdeckungen Bachofens », in H-J. Heinrichs, Materialien zu Bachofens »Mutterrecht«, Suhrkamp, 1975, pp. 114-130).
Annonçant les travaux de Jan De Vries et de Georges Dumézil, Ludwig Klages explique la symbolique de la couleur noire, attribuée à la troisième fonction productrice, dont les divinités sont souvent telluriques et féminines :
« Noire est la couleur de la profondeur de la terre tout comme du giron maternel. C'est ainsi que l'on explique la noirceur de la Demeter Hippia arcadienne des Phigaléens, dont le surnom était Melainh ; c'est ainsi que s'explique également le noircissement des visages, coutume, d'après Strabon, que pratiquent, avec grand soin, les femmes des Troglodytes, organisés selon les principes du matriarcat. Ces noirceurs font tout autant référence à la terre humide des champs qu'à la luxuriante puissance fécondante des marais et à l'obscurité de la tombe souterraine, ... » (Ibid.).
Esprits juridiques matrilinéaire et patrilinéaire
Klages opère la distinction entre l'esprit juridique matrilinéaire et l'esprit juridique patrilinéaire :
« L'enfant né est mis au même niveau que le fruit qui a mûri et qui est tombé de l'arbre, naissance qui constitue la fin d'une série de procès, qui n'a été qu'entamée par l'ensemencement ; de cette façon, la mise au monde de l'enfant est placée côte à côte avec la moisson, ce qui fait disparaître dans l'insignifiance l'acte de l'homme qui a lancé la semence. Bachofen, pour ce qui concerne la légitimité des enfants telle que la concevaient les doctrinaires du droit dans l'antiquité romaine, a prouvé que la signification attribuée par le droit d'État au moment de la conception, était totalement inconnue dans le jus naturale. D'après le système naturel, la prima origo correspond à la naissance entièrement accomplie. Devenir et être accompli ont ici la même signification. Dans le système patrilinéaire, au contraire, on opère la distinction entre les deux et la prima origo commence avec l'ensemencement, non avec le fruit...
Avec le principe de paternité, c'est l'idée de commencement qui est responsabilisante, tandis que dans le principe de maternité, c'est celui d'accomplissement-maturation. C'est là l'ensemencement et, ici, le fruit et la récolte qui sont pris en considération. Là, le devenir, c'est le commencement, ici, c'est la fin du développement. Là, il y a un avenir, ici, il n'y a qu'un passé ; là, il y a un début, ici, seulement une fin... D'après le droit matriarcal, c'est la maturation du blé qui est sa prima origo (et) sa moisson est en même temps naissance et disparition-mort (...). D'après le droit patriarcal, au contraire, l'origine se situe dans l'ensemencement, non dans la moisson ; d'après ce droit patriarcal, on prend l'espoir en considération ; le droit matriarcal, ne prend, lui, que l'accomplissement en considération. Sur le plan cosmique, la mise sur pied d'égalité entre l'accouchement et l'accomplissement-maturation s'exprime par le rapport que faisaient les Anciens avec la dernière phase de la lune. En effet, selon la croyance commune des Anciens et de bon nombre de tribus primitives, les déesses de la lune sont presque toutes des déesses de l'accouchement et les filles viennent plus facilement au monde pendant les nuits de pleine lune ».
Et Klages poursuit, en citant Bachofen :
« Le droit matrilinéaire ne connaît que des ancêtres ; le droit patrilinéaire ne connaît, lui, que des descendants... Le Père y apparaît comme le prwton kinoun, c'est-à-dire comme la première impulsion d'un mouvement, qui s'étendra devant lui, tout comme le fleuve s'écoule au départ de la source. La mère, au contraire, n'est jamais principium, mais toujours fin. Dans la longue succession des mères, chacune est représentante de la Terre, mère originelle ».
« Dans les générations successives, la Mère originelle se porte vers l'avant : c'est pourquoi on l'appelle mhthr isodromh, c'est-à-dire la Terre, Mère originelle, qui suit pas à pas le rythme de la succession des générations ; incarnée dans les plus jeunes générations, elle constitue la fin, non le départ, de la longue lignée ; c'est pourquoi, dans ce système, ce sont les plus jeunes, oploterh, ceux qui ont avancés le plus loin, qui ont la préférence, et non les plus anciens » (Ibid.).
Dans un autre ouvrage fondamental, Vom kosmogonischen Eros (1922 ; tr. fr. De l'Éros cosmogonique, Harmattan , 2008), Klages revient sur la question du droit naturel : « Bachofen a prouvé jusque dans le détail, qu'il existe un “droit naturel” se situant “au-delà du bien et du mal” et qui n'est troublé par aucun arbitraire légal (Gesetzeswillkür) ; ce droit naturel préserve le lien le plus intérieur, le plus profond, qui lie l'homme au monde et les hommes entre eux » (p. 227).
L'Œuf primordial
Les idéaux dérivant de l'esprit (Geist : instance que Klages oppose à la vie et à l'âme, Seele) finissent par oblitérer ce “droit naturel”, voire le dénaturent. Pour Klages, les conceptions matrilinéaires, telluriques, symbolisées par l'Œuf primoridal, source d'une inépuisable fécondité, préservent l'intériorité la plus intime de l'homme, préservent les ressorts vitaux qui sont en lui. L'intellectualisme de l'esprit brise ces ressorts et remplace tous les réflexes organiques, naturels, par des déductions logiques et arbitraires, portées par une volonté de dominer. Ces quelques extraits de l'œuvre de Ludwig Klages montrent que certains cercles de la Révolution conservatrice plongent leurs arguments dans une “telluricité”, dont la définition remonte notamment aux travaux de Bachofen sur la société “pélasgique”. Ce culte allemand de la terre remonte bien évidemment au romantisme et à l'anthropocosmomorphisme de Carus. C'est dans ce recours à des valeurs telluriques que réside la grande différence entre l'approche philosophique/métaphysique de la Révolution conservatrice post-romantique et l'approche évolienne.
Chtonique, dyonisiaque, apollinien chez Bäumler
À l'époque nationale-socialiste, Alfred Bäumler,, disciple et préfacier de Bachofen, ennemi de Heidegger et membre de la NSDAP, relancera le débat en distinguant le “chtonique” du “dionysiaque” et de “l'apollinien”. Embrayant sur son pari pour le “mythe” contre le “logos”, Bäumler commence par souligner l'importance de l'œuvre de Bachofen, dans des termes semblables à ceux qu'utilisait Evola pour reconnaître sa dette envers le premier grand théoricien du matriarcat, sauf dans la conclusion, où il valorisait les réflexes “maternels”, en même temps qu'il entonnait un plaidoyer pour le retour aux mythes :
« Bachofen est éloigné de toute historicisation du mythe. Il fait le contraire : il “mythise” l'histoire (...). Lorsque Bachofen déclare que “le mythe est histoire”, il veut dire “qu'il ne faut pas considérer que le contenu du mythe est fiction de poète, mais constitue un vécu réel de l'humanité historique”(...). [Bachofen] veut avoir affaire à l'histoire intérieure de l'humanité, à la mutation qui s'opère dans les sentiments et dans les modes de penser. Ce sont les expériences vécues les plus anciennes de la race humaine, que nous transmet le mythe. (...) Maternel est le passé, dans le giron duquel repose tout ce qui a été, en opposition à l'avenir, paternel et agité, dont il faut causer l'advenance ; maternel est le mythe en opposition au logos paternel ; et maternelle est avant toutes choses la nature, qui englobe l'homme, indifférente au fait qu'il ait fait des efforts pour s'élever ou non, et qui couche tous les hommes dans le même repos.
La mère donne la vie, la mère apporte la mort ; elle est le destin incarné — et la “nature” des romantiques n'est finalement qu'un autre mot pour désigner le destin. La maternité, en tant qu'essence, ne tolère aucune division, fragmentation ou autonomisation. Elle est tout en une fois. Le mythe est maternel, parce qu'il nous donne d'un coup la totalité. La poésie et le droit sont saisis comme des expressions de la vie, qui est une ; poésie et droit relèvent donc du mythe, parce que l'unité de la vie ne peut être saisie que par le mythe » (A. Bäumler, « Bachofen, der Mythologe der Romantik. Einleitung zu Der Mythos von Orient und Occident : Eine Metaphysik der alten Welt », aus den Werken von J.J. Bachofen, hg. v. Manfred Schröter, München, Beck'sche Verlagsbuchhandlung, München, 1926, 2e éd., 1965, pp. CLXXXVI-CXCVI ; repris in : Hans-Jürgen Heinrichs, op. cit.).
Cette approche de Bäumler, nous allons le constater, est différente de celle de Klages qui, à la suite de son inspirateur visionnaire et exalté, Alfred Schuler,, voit l'histoire comme un processus d'Entlichtung (d'assombrissement, littéralement de « dé-lumiérisation »), qui enclenche une série de processus catamorphiques : parcellarisation de l'humanité, fin de l'androgynité primitive, domination des femmes par les hommes, avènement de la volonté linéaire évolutive, donc de l'individualisme, de l'égoïsme et du subjectivisme qui atomisent l'humanité. Pour Schuler comme pour son disciple Ludwig Klages, l'Entlichtung contribue à fermer, à verrouiller, à étouffer la « vie ouverte », marquée par un temps cyclique, par l'éternel retour, par le règne des mères, par le temps des fêtes et de la joie collective (Cf. R. Steuckers, « Alfred Schuler », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992).
L'All-Leben
Schuler et Klages nient toute valeur à l'histoire, tandis que Bäumler, philosophe politisé, et Krieck, le théoricien et historien de la pédagogie, également ennemi de Heidegger [taxant sa pensée de « nihilisme métaphysique »], raisonnent en termes vitalistes ; ils définissent tous deux la Vie comme un « cosmos vivant », un All-Leben.
Mais cet All-Leben n'est pas irénique : c'est un monde de tensions perpétuelles, de luttes, de dynamique incessante. C'est le Mittgart (ou Midgard) de la mythologie scandinave ; il désigne un monde intermédiaire entre l'Asgard (monde des Ases, monde de lumière) et l'Utgard (le monde de l'obscurité). Ce Mittgart est soumis, dit Krieck, au devenir (urd) et aux caprices des Nornes, figures mythologiques féminines qui tissent le destin de chacun des hommes. Les périodes de paix, rares, qui ensoleillent le Mittgart, lieu de résidence des hommes, lieu où se déroule l'histoire, sont de brefs répits succédant à des victoires jamais définitives sur les forces du chaos, émanant de l'Utgard. Pour Krieck, chez les Germains, une force agissante et fécondante, désigné par la notion de Heil, anime la communauté nationale. Ce Heil induit un flux ininterrompu de force qui avive la flamme vitale d'une communauté ou d'une personne et accroît ses prestations, permettant, dans la sphère politique, de fonder et d'organiser un Reich, un État, un espace politique, pour accoucher de l'histoire. Attentif aux forces émanant de l'All-Leben, l'élite politique doit dresser les énergies du Volk, rentabiliser au maximum l'héritage qu'il véhicule dans ses gènes et ses institutions, car l'absence de dressage (Zucht) conduit au mixage indifférencié et à la dégénérescence des instincts et des formes (cf. R. Steuckers, « Ernst Krieck », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992).
En comparant ce qu'Evola, Klages, Schuler, Bäumler et Krieck tirent de leur lecture de Bachofen, nous nous replongeons dans l'un des débats essentiels qui a sous-tendu la Révolution conservatrice et nous constatons une oscillation permanente de la pensée entre les pôles maternels (Klages) et paternels (Evola), dont Krieck semble en avoir compris et pensé l'invariance et la pérennité. Son recours à l'All-Leben est proche du culte des mères chez Klages et Schuler ; sa volonté de fonder une pédagogie disciplinante, pour contrer le chaos et l'indifférenciation, le rapproche du culte solaire et du culte des formes que l'on retrouve chez Stefan George et Julius Evola.
► Robert Steuckers, Vouloir n°119/121, 1994. http://robertsteuckers.blogspot.fr/