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De la distinction entre écrivain et écrivant

De la distinction entre écrivain et écrivant "L'écrivain accomplit une fonction, l'écrivant une activité, voilà ce que la grammaire nous apprend déjà, elle qui oppose justement le substantif de l'un au verbe (transitif) de l'autre. Ce n'est pas que l'écrivain soit une pure essence : il agit, mais son action est immanente à son objet, elle s'exerce paradoxalement sur son propre instrument : le langage ; l'écrivain est celui qui travaille sa parole (fût-il inspiré) et s'absorbe fonctionnellement dans ce travail. L'activité de l'écrivain comporte deux types de normes: des normes techniques (de composition, de genre, d'écriture) et des normes artisanales (de labeur, de patience, de correction, de perfection). Le paradoxe c'est que, le matériau devenant en quelque sorte sa propre fin, la littérature est au fond une activité tautologique, comme celle de ces machines cybernétiques construites pour elles-mêmes(l’homéostat d’Ashby) : l’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire. Et le miracle, si l'on peut dire, c'est que cette activité narcissique ne cesse de provoquer, au long d'une littérature séculaire, une interrogation au monde: en s'enfermant dans le comment écrire, l'écrivain finit par retrouver la question ouverte par excellence: pourquoi le monde? Quel est le sens des choses? En somme, c'est au moment même où le travail de l'écrivain devient sa propre fin, qu'il retrouve un caractère médiateur : l'écrivain conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen : et c'est dans cette déception infinie, que l'écrivain retrouve le monde, un monde étrange d'ailleurs, puisque la littérature le représente comme une question, jamais, en définitive, comme une réponse. (…)
Les écrivants, eux, sont des hommes « transitifs» ; ils posent une fin (témoigner, expliquer,enseigner) dont la parole n'est qu'un moyen ; pour eux, la parole supporte un faire, elle ne le constitue pas. Voilà donc le langage ramené à la nature d'un instrument de communication, d'un véhicule de la «pensée». Même si l'écrivant apporte quelque attention à l'écriture, ce soin n'est jamais ontologique: il n'est pas souci. L'écrivant n'exerce aucune action technique essentielle sur la parole; il dispose d'une écriture commune à tous les écrivants, sorte de koinè, dans laquelle on peut certes, distinguer des dialectes (par exemple marxiste, chrétien, existentialiste), mais très rarement des styles. Car ce qui définit l'écrivant, c'est que son projet de communication est naïf :
il n'admet pas que son message se retourne et se ferme sur lui-même, et qu'on puisse y lire, d'une façon diacritique, autre chose que ce qu'il veut dire : quel écrivant supporterait que l'on psychanalyse son écriture? Il considère que sa parole met fin à une ambiguïté du monde, institue une explication irréversible (même s'il l'admet provisoire), ou une information incontestable(même s'il se veut modeste enseignant) ; alors que pour l'écrivain, on l'a vu, c'est tout le contraire : il sait bien que sa parole, intransitive par choix et par labeur, inaugure une ambiguïté, même si elle se donne pour péremptoire, qu'elle s'offre paradoxalement comme un silence monumental à déchiffrer, qu'elle ne peut avoir d'autre devise que le mot profond de Jacques Rigaut : Et même quand j'affirme, j'interroge encore."
Roland Barthes, Essais critiques, « Ecrivains et écrivants » (1960).

http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EFlkApllyAizDhzGJS.shtml

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