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Les faux prophètes guidant le peuple (suite et fin)

Rupture avec le système 
Etre radical signifie remettre en cause ce système en tenant ensemble ses quatre dimensions économique, technologique, culturelle et politique. Mais pour être radicale, la critique doit aussi envisager une remise en cause approfondie qui entraîne une véritable rupture avec ce système. C’est précisément ce que ne font pas les intellectuels contestataires à la mode actuellement. Selon eux, le capitalisme engendre des formes de vie plus riches et des rapports sociaux plus libres parce qu’il arrache les individus aux traditions à la morale ancienne et à la culture classique (censées être intrinsèquement et uniquement porteuses de tares : bourgeoises, masculines, occidentales, blanches, hétérosexuelles, etc.), et parce qu’il produit en outre les outils technologiques qui serviront les mouvements de résistance et d’émancipation, pourvu que les opprimés s’en emparent. 
     Il y a de ce point de vue une réelle continuité, de Gilles Deleuze et Félix Guattari proposant « d’aller encore plus loin dans le mouvement du marché, du décodage et de la déterritorialisation », jusqu’à Toni Negri et Michael Hardt donnant aux multitudes la tâche de faire advenir le cyborg, être posthumain artificiel construit « à la frontière ambiguë entre homme, animal et machine », « sur le terrain souple et modulable des nouvelles technologies biologiques, mécaniques et de communication ». S’inscrivent dans la même ligne les propos de Bernard Stiegler suggérant récemment de mettre le numérique et « l’augmentation de la valeur esprit au centre de l’économie libidinale » d’un « nouveau modèle industriel », ou ceux d’Alain Badiou, assénant avec l’assurance de la bêtise : « Tant d’aventures majeures piétinent, ou relèvent du ‘la vie est trop lente’, voyez l’exploration des planètes, l’énergie par fusion thermonucléaire, l’engin volant pour tous, les images en relief dans l’espace, etc. [...] Pas assez de technique, une technique encore très fruste, telle est la vraie situation : le règne du capital bride et simplifie la technique, dont les virtualités sont infinies. » 
     Il n’est finalement pas excessif de parler de « libéralisme libertaire » à propos de toutes ces pensées soi-disant critiques, qui « sont parvenues à faire admettre quasi unanimement leur méthode d’analyse à une très large partie de la gauche et de l’extrême gauche, sans que cette méthode renforce un système d’exploitation que jusqu’alors elle prétendait combattre ». Déjà l’apologie des réseaux qui faisaient fureur chez les penseurs postmodernes des années 1970, concordait assez bien sur le plan idéologique avec l’irruption simultanée du capitalisme connexionniste, tout en faisant le lien avec les thématiques du gauchisme soixante-huitard. 
Sens de la limite 
Mais si tous ces penseurs à la mode ne sont pas réellement radicaux, alors que sont-ils ? Jean-Claude Michéa a formulé sur ce point une remarque assez éclairante : « Il conviendrait, une fois pour toutes, de bien distinguer une position radicale d’une posture extrémiste (ou « extrême » - au sens où l’on parle, par exemple, d’un sport extrême). On appellera ainsi critique radicale toute critique qui s’avère capable d’identifier un mal à sa racine et qui est donc en mesure de proposer un traitement approprié. Une posture extrémiste, au contraire, renvoie essentiellement à cette configuration psychologique bien connue (et généralement d’origine oedipienne) qui oblige un sujet – afin de maintenir désespérément une image positive de lui-même – à dépasser sans cesse les limites existantes (la surenchère mimétique perpétuelle constituant, de ce fait, le rituel extrémiste par excellence). [...] Le fait d’appartenir à une gauche extrême ne garantit donc en rien que cette gauche soit radicale. » Cette remarque prend un sens particulier dans le contexte actuel, dans la mesure où la volonté d’en finir avec toute limite est au cœur du projet technolibéral contemporain. La plupart des penseurs actuellement à la mode sont en fait solidaires, qu’ils le veuillent ou non, d’un processus de modernisation qui sape concrètement et méthodiquement les bases possibles d’une vie digne d’être vécue, qui combinerait liberté individuelle, égalité des conditions matérielles, autonomie collective et relation apaisée aux milieux naturels. 
     Ce faisant, ils relèvent aussi d’une autre distinction, qu’avait élaborée Dwight Macdonald dans l’après-guerre lorsqu’il avait clairement séparé les intellectuels progressistes des intellectuels radicaux. Les premiers sont convaincus que la fin du capitalisme, miné par sa surproductivité, signifiera nécessairement le passage à une société d’abondance communiste – ce qui est une autre manière d’accepter la métaphysique du progrès selon laquelle le bonheur viendra « des avancées de la science et de la maîtrise croissante des humains sur la nature ». Les seconds considèrent au contraire « qu’au cours de ces deux derniers siècles, le progrès technologique, l’organisation de la vie humaine par le haut (que Max Weber appelle la rationalisation), la confiance excessive en la méthode scientifique – tout ceci nous a menés, littéralement, dans l’impasse ». La modération est la vertu des radicaux, concluait Dwight Macdonald. « Intellectuellement, la meilleure façon d’aborder la question socialiste est peut-être, tout simplement, de ne jamais oublier que l’humain est mortel et imparfait [...] et donc qu’il ne faut pas aller trop loin. » 
     Il nous semble aujourd’hui les termes du débat sont plus clairs encore. Revendiquer la poursuite extrême de la déterritorialisation, de la désaffiliation et de la déconstruction ne peut que faire le jeu du système qui détruit le monde et nous détruit avec lui. La vraie radicalité, à l’heure où prospère l’artificialisation des êtres, doit consister à retrouver une limite sur laquelle le processus butera, et à partir de laquelle nous pourrons trouver les ressources pour renverser le rapport de forces. 
De nouveaux horizons 
Comme beaucoup nous nous sommes nourris des écrits des penseurs absents des bibliographies prédigérées destinées aux apprentis révolutionnaires et aux nouveaux activistes. Leurs noms circulaient par le bouche à oreille, étaient mentionnés dans un débat, précieusement notés en attendant de pouvoir se plonger dans leurs œuvres, ou encore cités dans un livre – une lecture en amenant une autre. Plusieurs d’entre eux se réfèrent d’ailleurs les uns aux autres et, sans pour autant constituer une véritable famille de pensée, dessinent ainsi un certain horizon politique. Tous ces auteurs, qui ont fait notre éducation et chez qui nous trouvons encore matière à penser, ne se caractérisent pas forcément, comme d’autres, par la virulence des propos, les déclarations excessives, les appels à la violence ou à l’insurrection. Contrairement à leurs adversaires, qui estiment que la morale est par essence réactionnaire et qu’on ne discute pas des goûts et des couleurs, ils n’hésitent pas à adopter une approche éthique et esthétique pour critiquer les traits les plus sinistres des sociétés contemporaines. Leur radicalité n’en est que plus consistante. 
     En les intégrant à notre réflexion, nous voulons défendre avant tout la nécessité d’une rupture intellectuelle visant à recomposer les termes de l’affrontement politique contemporain, et défricher de nouvelles voies pour les luttes sociales à venir. Plutôt que de continuer à fantasmer des oppositions en partie éculées et en tout cas de plus en plus inaptes à analyser les bouleversements en cours (progrès/réaction, réforme/révolution, etc.), il nous semble urgent de prendre conscience que beaucoup d’orientations prétendument subversives mènent en fait droit à l’abîme. La tâche pourrait donc être décrite de la manière suivante : redéfinir les conditions nécessaires à la formulation d’un autre futur sans tomber pour autant dans l’idéologie du progrès, creuser le sillon libertaire sans devenir libéral. Le premier pas en ce sens consiste à découvrir ou redécouvrir tous les penseurs qui posent de manière originale la question du devenir collectif, question devenue plus grave que jamais à l’heure de la vie liquide, précaire et numérisée – la vie sans qualités. 

La Décroissance N°105

http://www.oragesdacier.info/2014/01/les-faux-prophetes-guidant-le-peuple_8.html

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