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« L’impasse idéologique de l’extrême gauche »

Vous adressez à « l’extrême gauche contemporaine » le reproche de critiquer le libéralisme économique sans réaliser sa parenté intrinsèque avec le libéralisme « sociétal ». Le mouvement du facteur de Neuilly, le NPA, en prend tout particulièrement pour son grade. Est-ce une façon de régler vos comptes ? Et d’ailleurs, quel a été votre itinéraire ?
J’éprouve d’autant moins de réserve et d’inhibition intellectuelle à émettre des critiques à l’endroit de l’extrême gauche que celle-ci représente, pour ainsi dire, ma « famille politique biologique ». Ayant grandi dans un milieu populaire, et ayant été directement confronté aux nuisances sociales qu’engendre nécessairement toute politique de libéralisation, je ne pouvais que souscrire aux ambitions affichées d’un mouvement qui plaçait à l’épicentre de ses attributions et la dénonciation de l’oppression économique et la lutte pour une société « égalitaire ». Si l’on ajoute à cela le fait que mon environnement social immédiat était – et demeure encore à ce jour – majoritairement composé de personnes issues de l’immigration post-coloniale et des « minorités » (concept dont j’ai, depuis, appris à mesurer l’accablante indigence sociologique), il est clair que le jeune étudiant en philosophie que j’étais ne pouvait qu’être séduit par les « valeurs » d’une organisation qui entendait ajouter à sa lutte pour la « justice sociale » celle contre le racisme et toutes les formes de « discrimination ». De ce point de vue, j’ai donc suivi la filière gauchiste classique !
     Les choses ont commencé à se gâter lorsque, vers l’âge de vingt-deux ans, et paré d’une solide armature logique et méthodologique (c’est, à dire vrai, le principal bénéfice que je retire de ma formation philosophique), je pris progressivement conscience d’un certain nombre d’incohérences contenues dans le discours « anticapitaliste » et « antiraciste » de l’extrême gauche. La désignation, par exemple, de certaines catégories de la population sous des appellations génériques et uniformisantes comme celles de « jeunes », de « femmes », « d’homosexuels » ou encore « d’immigrés » – je vous renvoie ici aux pages, d’une limpidité exemplaire, des Principes fondateurs du NPA – m’apparut d’emblée comme profondément méprisante à l’égard des spécificités individuelles et des singularités culturelles, incompatible avec un engagement réel et authentique pour le « respect des différences » et la promotion de la « diversité ». Une incohérence redoublée, si j’ose dire, par l’évacuation progressive hors du champ doctrinal de l’extrême gauche de la question économico-sociale (manifestée, pour qui prête une valeur aux symboles, par le remplacement de l’emblème historique de la LCR – la jonction de la faucille et du marteau – par... un mégaphone !), au profit de la seule problématique « culturelle » et « sociétale ». N’est-il pas symptomatique que le mot « ouvrier » n’apparaisse pas une seule fois dans les Principes fondateurs du NPA ?
Un divorce idéologique
En fin de compte, on pourrait parfaitement dire – si l’on devait résumer ma position – que mon divorce idéologique avec l’extrême gauche (irréductible, en ce sens, à un amer et stérile « règlement de comptes », avatar particulièrement envahissant de la société du spectacle) n’est en aucun cas le résultat d’une opposition de principe à l’idéal d’un monde égalitaire et solidaire auquel ce mouvement est traditionnellement associé. Au contraire, c’est parce que j’adhère fermement – à l’image de nombreux militants d’extrême gauche sincèrement engagés dans ce qui leur a toujours été présenté comme l’unique mode d’expression concevable de la « lutte anticapitaliste » – au projet d’une société qui aurait fait sienne le mot d’ordre de Marx « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » (qui, si l’on y réfléchit bien, est tout sauf un précepte « de gauche ») que j’estime être tenu de signaler l’impasse intellectuelle et philosophique sur laquelle la ligne doctrinale de ma première famille politique ne peut que déboucher. Mais ce n’est un secret pour personne que c’est souvent au sein des familles qu’éclatent les grands conflits...
     Enfin, il me paraît important de souligner – pour clore ce point – que dans le vaste complexe de causes qui déterminent l’engagement d’un nombre significatif de militants « anticapitalistes » (notamment parmi les jeunes générations) dans une organisation d’extrême gauche, une part essentielle tient au réconfort psychologique que procure, chez certains individus, le fait de pouvoir se définir comme « de gauche ». C’est là un point tout à fait crucial, dont on a – me semble-t-il généralement tendance, dans les milieux antilibéraux « de droite », à sous-évaluer l’ampleur et la portée politique profonde. Or, il faut bien comprendre que dans une nation où le mot de « gauche » reste – pour des raisons historiques évidentes – puissamment associé, dans l’imaginaire collectif, aux notions de « progrès social » et de « défense des travailleurs », porter atteinte à l’intégrité symbolique et morale de l’extrême gauche a toutes les chances d’être perçu comme le signe manifeste d’une allégeance rampante à la « droite patronale » et au grand Capital, de nature à faire le jeu du « camp adverse ». Quand bien même il apparaîtrait de plus en plus évident que c’est l’extrême gauche elle-même qui joue désormais contre son camp.
Eléments n° 149, octobre-décembre 2013
http://www.oragesdacier.info/2014/03/limpasse-ideologique-de-lextreme-gauche.html

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