Lors de son lancement, la page “Histoire et Patrimoine” fut mise sous le patronage du grand historien d’AF Jacques Bainville. Nous sommes donc très heureux d’accueillir une série d’articles de M. Gérard Bedel, professeur de lettres classiques et conférencier d’AF, qui prépare un ouvrage sur ce dernier.
Un difficile équilibre
Nous avons vu dans notre précédent article que l’historien devait chercher les lois de l’histoire, l’invariant sous la diversité. Les hommes, quand il s’agit de penser historiquement pour agir en politique, sont tentés par deux travers : croire que l’actualité pose des problèmes qui n’ont rien à voir avec le passé ou croire que l’histoire se répète tout simplement.
Les uns ont pensé que la découverte de la vapeur et du télégraphe reléguait l’histoire au musée, leurs enfants furent persuadés que c’était l’électricité, leurs petits-enfants la bombe atomique. Combien sourient aujourd’hui devant leur ordinateur en pensant qu’au siècle d’Internet les leçons de l’Empire romain et du traité de Westphalie sont bonnes pour la poussière du grenier ! « Nous croyons toujours que tout est nouveau, alors que nous refaisons les expériences que les hommes des autres siècles ont faites et que nous repassons par les mêmes chemins qu’eux. » (Les Dictateurs, Introduction)
D’autres s’imaginent qu’une simple connaissance de l’histoire leur suffira pour se diriger dans le monde où ils vivent. Louis XVI, dès le début des troubles qui annoncèrent la Révolution, fit des concessions parce qu’il savait que l’intransigeance avait conduit Charles Ier d’Angleterre à l’échafaud. La résistance à la guerre ayant en grande partie perdu le roi de France, Nicolas Il crut que les armes détourneraient des problèmes intérieurs : la guerre contre le Japon déclencha la révolution, celle contre l’Allemagne la fit triompher. « Les parallèles s’éloignent toujours par quelque endroit. » (Lectures, Origine des révolutions) Bainville avait été jusqu’à dire plus haut : « Il vaut mieux nier les leçons de l’histoire que de les interpréter mal… »
Pas de déterminisme
Il n’existe pas de lois historiques rigoureuses comme celles des sciences exactes : « Ceux qui, lorsqu’un régime est tombé, proclament que la chute était fatale, parlent à peu près pour ne rien dire… L’explication par la fatalité revient donc à dire que les régimes qui périssent commettent la faute qui les achève parce que, devant périr, ils devaient aussi la commettre. Il n’en est pas moins vrai que la faute existe. Par conséquent, elle pouvait être évitée. » (Lectures, Origine des révolutions) Un Louis XVI, un Nicolas II ont considéré les enseignements de l’histoire comme un ensemble de recettes à appliquer mécaniquement. Leur échec ne diminue donc en rien la valeur de l’histoire en politique et de telles constatations laissent la voie libre à l’initiative des hommes. Dans le Jardin des Lettres, Bainville rappelle que Richelieu a dit dans son Testament politique qu’il ne fallait pas avoir un système mais une méthode, et l’erreur qu’on a commise après lui a été de réduire sa politique en système.
Savoir choisir
Les variations historiques se situent à l’intérieur des mêmes cadres. Avec une lucidité qui dérange parfois les conclusions hâtives de ses lecteurs, Bainville montre la diversité des possibilités, il montre ce qui a tenu à un fil, qui aurait pu avoir lieu, qui n’a pas eu lieu ; le contraire est arrivé, par hasard ou par négligence. On aura les conséquences de ses actes, mais on est généralement maître de ces derniers, et une des constantes de l’histoire consiste à ne pas laisser passer l’instant où une solution est possible. Cet instant est fugace, discret, et rien n’est définitif : « Les hommes les plus habiles ne peuvent pas tout calculer. Un des plus grands enseignements de l’histoire, c’est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d’avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu’imprévues. » (Revue Universelle, 15 mai 1923, La Guerre de Cent ans)
Bainville a rappelé, après Joseph de Maistre, que l’histoire était de la « politique expérimentale ». Mais ses expériences ne s’accomplissent pas dans le calme du laboratoire, dans des conditions voulues et choisies par l’expérimentateur. La politique se révèle donc un art complexe, fragile, qui exige non seulement de solides connaissances mais aussi un esprit vif et délié, un instinct qui ne s’acquiert que par l’étude, la méditation, l’expérience et la tradition. Le fils d’un souverain sera toujours plus apte à exercer un tel art qu’un bonimenteur de comité électoral, fût-il brillant et bardé des diplômes les plus prestigieux.
Gérard Bedel L’Action Française 2000 n° 2743 – du 5 au 19 mars 2008