Le président russe est-il un autocrate expansionniste obsédé par l'annexion des territoires limitrophes ou un nationaliste prudent désireux de protéger son pays ?
La Russie géopolitique de 2014 est évidemment l'héritière de l'URSS. Frontières, alliances, place dans les institutions internationales, elle ne tient son rang actuel qu'en raison du rôle que l'Occident a bien voulu assigner au « bloc de l'Est ». Il faut en effet poser trois remarques : d'une part, l'Occident (c'est-à-dire les Etats-Unis) feint de découvrir aujourd'hui que Russie et URSS n'étaient qu'une même réalité, comme si brusquement se révélaient les intérêts nationalistes de la Russie à travers son instrumentalisation du communisme international; d'autre part, l'Occident a une volonté clairement impérialiste dans l'imposition d'une mondialisation libérale (la Russie n'étant pas vierge de toute influence, à cet égard) ; enfin, l'Occident tient à ce que la Russie continue de jouer le rôle de la menace immédiate : Zbigniew Brzezinski et son Grand échiquier est le promoteur de cette thèse américaine paranoïaque.
Une caricature aux contours mal définis
Aujourd'hui, il est donc coutumier et nécessaire que les commentateurs grossissent à plaisir les forces et les faiblesses de la Russie, mettent en avant autant la gabegie, la misère, la corruption que les richesses naturelles, la puissance militaire, etc., saluent l'intelligence de Poutine comme ils en déplorent la rouerie, bref dressent constamment un épouvantail, une caricature, un simulacre excitant à la fois la crainte tout en suggérant une victoire facile.
Bizarrement, Poutine se sent menacé ; il réagit. Et depuis quelques semaines, les thèses s'affrontent: de quoi Poutine n'est-il pas le nom? On lui prête les plus noirs desseins et les pratiques les plus infâmes. Avec lui, jamais le droit des peuples, le droit des nations, le droit international et les consciences douloureuses n'ont été si violentés.
À bien considérer les cartes, l'impérialisme russe a en effet quelques restes : présence militaire en dehors des frontières, communautés russo-phones, accords économiques déséquilibrés. Autrement dit, tout ce qui fait la politique étrangère des Etats-Unis ou de la France, ces deux pays ayant en plus la prétention messianique d'apporter la vérité démocratique au monde entier, si nécessaire par la force, qu'ils ne rechignent jamais à employer, le « fais-ce-que-je dis-pas-ce-que-je-fais » étant devenu la règle.
Seul contre un libéralisme envahissant
C'est précisément ce messianisme qui est en cause - et c'est le moment où le parallèle avec Louis XIV peut être fécond. Quand Louis lance sa grande série d'annexions diplomatiques ou guerrières, il a moins en tête un impérialisme français que la volonté de restaurer son pays continuellement grignoté sur ses marges et fragilisé par les guerres de religion. Il veut restaurer son pré carré et contrer l'appétit des Habsbourg.
Exactement comme Poutine qui voit se dresser contre sa Russie toutes les démocraties libérales mondialistes : en 2004, en 2007, les élargissements européens poussent l'Europe vers l'Est ; la signature du Partenariat oriental de 2009 poursuit l'encerclement en gagnant l'Ukraine, mais aussi l'Arménie, la Géorgie, etc. ; les « nouveaux » Européens rejoignent l'OTAN. Bref, Poutine se sent étranglé : il multiplie les accords diplomatiques et économiques.
Face à Louis XIV et à sa diplomatie tout à la fois tatillonne et musclée (Jean-Christian Petit-fils y consacre des pages très intéressantes), les Européens ont pris peur : que la France veulent regagner ses places fortes et mettre au pas la poussière de communautés, principautés, archevêchés, plus ou moins indépendants et vaguement inféodés à celui qui paye le plus, très bien ; mais jusqu'où irait le jeune roi ? Là où Louis se pose en garant de la paix de sa nation, les autres ne veulent voir qu'un belliqueux, la propagande française officielle renforçant le malaise. A l'arrivée, en soixante ans, la France aura poussé au Nord, absorbé la Franche-Comté et annexé l'Alsace : ça reste modeste.
Protection ou expansion ?
Il est fascinant que dans l'histoire de la Crimée (et bientôt de la Transnistrie, de l'Ossétie...) on prête à Poutine des volontés expansionnistes guerrières quand il ne fait que vouloir préserver les populations russes et son indépendance territoriale face à un plan avoué des États-Unis et de l'Europe de faire basculer des régions entières dans leur sphère d'influence politique et économique. C'est le camp du bien qui hurle à la guerre, parle de nécessaire et juste coalition - exactement ce que les princes protestants firent pour ne pas conclure de paix avec Louis XIV. La défense de la nation russe passe aussi par la promotion de la chrétienté : ce n'est pas sans arrière-pensées, certes, comme la visite d'Obama au pape François, comme la prétention des rois catholiques à maîtriser le spirituel. C'est aussi une autre façon de résister à un bonheur libéral qui se révèle comme une nouvelle religion et qui est brandi comme une arme d'influence, exactement comme les protestants luttaient politiquement contre le roi.
Il faut considérer que Poutine est un nationaliste, pas un expansionniste, et qu'il a décidé derefuser la fatalité d'un encerclement économique,diplomatique, militaire et idéologique, de protéger les populations russophones et de lutter contrel'Islam. Un programme qui, malgré ses déficiences, fait rêver dans une France où une soumissionéconomique aux États-Unis et une soumissionfataliste à l'Islam tiennent désormais lieu de touteréflexion politique étrangère.
Hubert Champrun monde & vie 9 avril 2014