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Les petits monstres

« Tu n’envisages tout de même pas de sortir avec nous habillé comme cela ? ». Noémie avait frémi de surprise et de colère en voyant apparaître Etham, son fils de 7 ans, qu’elle venait d’appeler pour la promenade familiale dominicale. Elle n’en croyait pas ses yeux et agitait la tête de gauche à droite dans une expression d’incompréhension et d’accablement mêlés. Pour un peu elle en aurait fait tomber son Télérama sur la moquette à boucles épaisses couleur « ventre de taupe » du salon. Dans l’encablure de la porte, stoppé net dans l’élan qui le conduisait aux bras de sa mère, le gamin était déjà aux bords des larmes. Vêtu d’une salopette, d’une chemise bleue à carreaux et d’une paire de baskets à scratch, Etham hésitait entre fureur et sanglots, tremblotant de tout son petit être frustré de l’affection attendue. 

     « Ha, ne commence pas à pleurer, je t’ai dit cent fois de ne pas prendre les affaires de ta sœur ! Remonte vite et va mettre la robe que Mum t’a préparée ! » 

     « Mum », c’était quand même moins plouc que « maman ». Bien sûr, cela restait encore assez largement hétéro-normé, encore confiné dans le dualisme périmé du père/mère, mais elle n’était toutefois pas mécontente d’avoir réussi à imposer ces anglicismes « Mum » et « Dad » qui lui semblaient moins agressivement archaïques. 

     « Dad », d’ailleurs, entra à son tour dans la pièce et interrogea du regard Noémie sur la raison de son courroux. 

     « Je te jure, ce projet parental finira par me rendre folle ! », s’exclama-t-elle pour toute réponse. André insista donc : 

     « Qu’est-ce qu’il a encore fait ? » 

     « Il voulait sortir avec une salopette de sa sœur ! Tu imagines ce qu’auraient dit les voisins s’ils avaient ça ? », hurla presque Noémie, comme terrorisée par la perspective. 

     Soucieux d’apaiser le trouble de sa compagne-partenaire, André engagea alors une stratégie de détournement en déclarant : 

     « Oh, eux, ils n’ont pas grand-chose à dire, hier encore j’ai surpris leur petite dernière en train de jouer avec un poupon dans le jardin. Elle s’amusait à le changer, tu imagines ! Dans le genre formatage domestico-sexué, on peut difficilement faire pire ! » 

     Mais l’argument ne porta qu’à moitié car l’aîné des voisins, lui, avait fait son coming out il y a un peu plus d’un an et vivait depuis lors avec un immigré clandestin gabonais en attente d’une opération de changement de sexe, ce qui conférait à l’ensemble de la famille une inattaquable respectabilité et même une sorte d’autorité morale sur tout le quartier. 

Les fesses douloureuses 

Noémie souffrait, sans vouloir jamais le formuler, de ne pas se sentir totalement au niveau de cette rude concurrence. Elle sentait bien, malgré ses efforts incessants, toutes les scléroses, les vétustés et les anachronismes qui encombraient encore son organisation familiale : Etham qui avait abandonné la gymnastique rythmique pour le football (« Dad » ayant cédé après des nuits entières de larmes et une dramaturgie digne d’une sorte de Billy Elliott inversé...), les grands-parents qui s’acharnaient à offrir des opuscules fascistes à leurs petits-enfants (Cendrillon, La belle au bois dormant, Le Prince Eric... toutes les saloperies occidentalo-machistes y passaient) et elle-même qui, encore entravée par des vestiges de son éducation étriquée et obscurantiste, n’avait pas pu retenir un léger haut-le-cœur en assistant à la séance obligatoire de projection de La vie d’Adèle, organisée par l’école primaire de son fils. Le broutage de minou en gros plan au Ce2, à sa grande honte, elle avait encore quelques difficultés à intégrer toute la portée pédagogico-citoyenne de la chose... 

     Pourtant, elle avait fait de considérables progrès, grâce notamment à ses abonnements à Technikart et Libé, et sentait bien que, sans être arrivée à la totale plénitude de la libération de la libération de tous les carcans hérités, elle s’était largement avancée sur la voie de l’interchangeable et de l’indéfini, vers le monde merveilleux où chacun n’est déterminé que par ses désirs de l’instant. 

     Le plus dur finalement avait été de faire accepter par André le fait de se laisser sodomiser en levrette, avec l’aide d’un godemichet-ceinture, afin de rompre définitivement avec l’oppression machiste de la pénétration hétérosexuelle unilatérale qui imprégnait leurs relations intimes depuis trop d’années. Dorénavant, il avait régulièrement les fesses douloureuses, mais pouvait au moins regarder, les voisins dans les yeux. 

Xavier Eman pour Eléments n°151

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