La Grande Guerre, voilà un siècle, fut-elle une « guerre civile européenne », comme on l'entend ou le lit de plus en plus souvent ?
Cette conception, d'inspiration en grande partie idéologique - le conflit est à l'origine du déclin de l'Europe, considérée comme un ensemble solidaire face aux autres continents, États-Unis compris -, est anachronique. La guerre de 1914-1918 n'est pas plus une guerre civile que ne le furent les guerres de l'Empire, et moins que la guerre de Cent ans, qui opposa, en plus de l'affrontement franco-anglais, les partis armagnac et bourguignon.
Plus a l'Est
En 1914, l'Europe était traversée et divisée par des forces antagonistes. La principale rivalité n'opposait d'ailleurs pas la France et l'Allemagne, mais se situait, très logiquement, là où la guerre a commencé : à l'est, où, comme l'ont écrit Jacques Isorni et Louis Cadars, « un combat sans merci, surtout depuis 1908(1), opposait l'Allemagne et la Russie. Deux races ennemies condamnées à s'affronter pour vivre: panslavisme contre pangermanisme »(2). Ainsi la Main noire, la société secrète serbe qui dirigea le bras des assassins de l’Archiduc François-Ferdinand, ambitionnait, certes, de restaurer la « grande Serbie », mais avait conscience d'appartenir à l'ensemble slave, dont la Russie représentait la tête. La reconnaissance forcée de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie, comme l'a écrit Dominique Venner, « n'avait nullement refroidi les ardeurs du clan panslaviste à Saint-Pétersbourg qui avait à sa tête l'oncle du tsar, le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, commandant en chef désigné de l'armée russe en cas de guerre. » Le 12 novembre 1912, le diplomate russe Hartweg avait ainsi expliqué au ministre roumain Filality : « La Russie compte faire de la Serbie agrandie des provinces balkaniques de l'Autriche et de la Hongrie l'avant-garde du panslavisme. »(3)
Un conflit entre panslavisme et pangermanisme
La Hongrie, peuplée de Magyars, n'était ni slave, ni allemande et sans doute n'est-il pas étonnant que la seule personnalité qui, au sein du Conseil de guerre tenu à Vienne le 7 juillet 1914, se soit opposée à l'ultimatum inacceptable qui fut envoyé à la Serbie, tentant jusqu'au bout d'éviter la guerre, ait été le comte Tîsza, premier ministre hongrois - qui fut pourtant tenu pour responsable du conflit et assassiné en 1918.
L'Archiduc assassiné à Sarajevo, qui avait épousé une comtesse tchèque et aurait souhaité associer les populations slaves de l'empire, par une sorte de fédération, à une monarchie rénovée, gênait les deux camps à la fois : d'une part, les Allemands et les Magyars, qui ne voulaient pas partager l'égalité des droits avec les Slaves; de l'autre les partisans du panslavisme, et particulièrement les Serbes qui eussent dû renoncer à leur rêve d'une grande Serbie. De ce fait, l'héritier de la double monarchie était « suspect et redouté de tous les antagonistes et à ce titre unanimement condamné », écrit Jacques Isorni.
À l'ouest, l'antagonisme franco-allemand, latent depuis la perte de l'Alsace-Lorraine et entretenu par l'espoir de la Revanche, était bruyant mais moins dangereux, bien que les « coups » de Tanger et d'Agadir aient montré, en 1911, à quel point les relations entre les deux pays restaient crispées. L'Angleterre, pour sa part, jouait son propre jeu, comme de coutume, et il n'est pas certain qu'elle serait entrée en guerre en 1914 - préférant rester en marge du conflit pour tirer les marrons du feu le moment venu - si l'Allemagne n'avait pas violé la neutralité belge et envahi ce pays, ce qui constitue traditionnellement un casus belli pour les Britanniques.
Enfin, l'enthousiasme des peuples à la pensée d'une guerre que chacun s'accordait à imaginer brève et triomphale, achève de ruiner l'idée que la Première Guerre mondiale fut une« guerre civile européenne ». La deuxième ne lesera pas davantage, qui verra une fois encores'opposer, au-delà des idéologies, les deux blocsgermain et slave au centre de l'Europe.
Eric Letty monde & vie 30 juillet 2014
1) Année de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie, avec le soutien de l'Allemagne, mais contre le vœu de la Russie qui soutenait la Serbie.
2)Jacques Isorni, Histoire véridique de la Grande Guerre, avec la collaboration de Louis Cadars, I 968.
3) Cf. le numéro 12 d'Enquête sur l'Histoire consacré à La Grande Guerre : Comment la guerre a commencé, par Dominique Venner.