1 – Comment expliquer l'ampleur de la correction ?
Une telle correction s'apparente à un véritable krach boursier. Comme tous les krachs, il s'explique par la combinaison d'un événement déclencheur touchant un marché dont les fondamentaux étaient notoirement fragiles. Dans le cas du pétrole, ce sont les révisions de prévisions de demande intervenues à partir du mois de juin qui ont joué le rôle déclencheur. Mais les fondamentaux du marché étaient fragiles puisque le marché est en excédent depuis 2012, alors que les prix étaient restés stables.
Avec des prévisions de croissance de la demande pour l'année divisées par deux entre janvier et juin 2014, les acteurs du marché ont compris que le surplus d'offre allait prendre des proportions ingérables. En clair, l'accroissement de demande attendu qui devait absorber l'augmentation de la production de pétrole de schistes américain n'est pas au rendez-vous en raison de la faiblesse de la croissance économique mondiale.
Depuis, le marché cherche le prix auquel il forcera les producteurs à réduire leur production pour la ramener au nouveau niveau de demande anticipé. Compte tenu du flou actuel sur l'estimation des coûts réels de chaque type de production (schistes, sables asphaltiques, offshore profond, OPEP), le prix baisse tant que le marché n'obtient pas d'annonce de réduction de production ou, a minima, de réduction d'investissement dans de futurs projets. A 60 dollars le baril de Brent, il n'a toujours pas obtenu les réactions attendues, ni de la part de l'OPEP, ni des producteurs américains.
2 – Pourquoi le marché n'a pas anticipé une telle chute ?
A posteriori, il est toujours facile de réaliser que tous les ingrédients d'un krach étaient réunis. Mais jusqu'en juin, même si les fondamentaux n'étaient pas très porteurs, ils n'étaient pas différents de ce qu'ils avaient été depuis plus de deux ans. La hausse continue de la production de pétrole de schistes, le dépassement de quotas de l'OPEP, ou l'atonie de la demande des pays de l'OCDE n'avaient pas pour autant eu d'impact sur les cours.
Donc jusqu'en juin, le marché était en mode « business as usual », avec une volatilité faible et des prix sans tendance. Le marché du pétrole a donc été victime d'un effet d'endormissement jusqu'à ce que tous les économistes, du FMI à l'OCDE en passant par ceux des grandes banques, revoient leur scénario de croissance économique pour 2014 et pour 2015.
Le rebond de croissance attendu n'est pas venu, et de nombreux d'économistes doutent désormais qu'il intervienne en 2015. Toutes les zones du monde sont en ralentissement, à l'exception des Etats-Unis, qui ne pourront à eux-seuls tirer la croissance mondiale. J'observe aussi que ces révisions de croissance ont déclenché une correction sur l'ensemble des marchés actions, preuve qu'elles n'ont pas été anticipées. La différence d'amplitude ne s'explique que par la conviction que les politiques monétaires accommodantes drainent des capitaux sur les actions, ce qui n'est pas le cas pour les matières premières.
3 – Peut-on croire à la théorie du complot contre la Russie ?
Compte tenu de son rôle stratégique évident, le pétrole est coutumier des théories du complot. Cela tient d'abord au fait que la zone principale de production, le Moyen-Orient, est la plus instable du monde. Ensuite, c'est le seul marché sur lequel il existe un cartel, l'OPEP, qui décide son niveau de production pour délibérément influer sur le prix mondial, ce qui est contraire à toutes les règles de libre-échange. Enfin, chaque décision importante de l'Arabie saoudite est toujours analysée à l'aune de l'accord historique de 1945 avec les Etats-Unis.
Cet accord qui prévoyait une protection militaire contre un approvisionnement garanti en pétrole a parfois été mis à rude épreuve pendant soixante-dix ans, mais l'Arabie saoudite s'est toujours tenue à son engagement de ne jamais utiliser le pétrole comme une arme politique. Même en 1973, quand elle a signé à regret la décision de l'embargo, elle a ensuite œuvré pour qu'il puisse être contourné.
La théorie d'un effondrement des cours commandité par les Etats-Unis pour peser sur la Russie n'aurait donc pas vraiment de précédent historique, et surtout ne repose sur aucun élément factuel. On serait en droit de s'interroger si l'effondrement avait été déclenché par une décision de l'Arabie saoudite ou si sa décision de ne pas réduire sa production de façon unilatérale paraissait économiquement irrationnelle.
Or, c'est tout le contraire. L'Arabie saoudite ne produit pas plus aujourd'hui qu'elle ne produisait il y a un an et sa décision de ne pas réduire sa production pour ne pas laisser ses parts de marché à ses concurrents directs relève du simple calcul économique de bon sens. De plus, on peut légitimement se demander quel Etat accepterait de voir ses recettes budgétaires chuter de 40 % pour « rendre service » à un autre Etat. Enfin, considérant la personnalité du président russe, Vladimir Poutine, on peut s'interroger sur la pertinence d'une stratégie qui consisterait à mettre la Russie à genou économiquement pour l'inciter à négocier une sortie de l'Ukraine.
4 – Pourquoi l'Arabie saoudite refuse-t-elle obstinément de réduire sa production ?
Parce qu'elle considère que ce n'est pas dans son intérêt. La dynamique récente du marché du pétrole est relativement simple à résumer. La production de pétrole de schiste américain progresse plus vite que la demande. Donc si le reste de la production hors schistes et OPEP reste inchangé, le marché ne peut que cumuler des excédents qui vont grossir au fil du temps.
Si l'Arabie saoudite réduisait sa production aujourd'hui pour rééquilibrer le marché, elle transférerait ses parts de marché et ferait remonter les cours à un niveau où le développement des pétroles de schistes continuerait de plus belle. Elle serait donc obligée de réduire sa production de nouveau dans quelques mois et ce tant que la demande ne retrouvera pas une croissance annuelle d'au moins 1,5 million de barils par jour.
Les Saoudiens ont une politique de gestion du marché fondée sur le long terme. Au rythme de production actuel, ils disposent de soixante ans de réserves devant eux. Le prix qui leur importe est donc le prix moyen de long terme. Se garantir un prix moyen de long terme de 100 dollars le baril ne consiste pas à essayer de figer le prix autour de 100 dollars en permanence, mais à gérer les périodes où les cours doivent économiquement être très en-dessous pour ralentir la production et stimuler la demande, et d'autres périodes où ils doivent être élevés pour obtenir l'inverse.
Il est étonnant de reprocher à l'Arabie saoudite de ne pas intervenir, alors même que pendant des années, les Occidentaux lui ont reproché le contraire. L'Arabie saoudite est le producteur qui bénéficie des coûts de production les plus bas au monde. En toute rigueur économique, elle devrait donc bien être le dernier producteur à réduire sa production en cas de baisse des cours.
Frédéric Lasserre
Frédéric Lasserre est Président de Belaco Capital
source : Le Monde.fr :: lien