Tout parti anti-système dont le succès est tant soit peu durable attire des transfuges des partis du système : c’est une loi politique qui se vérifie un peu partout en Europe. On voit bien ce qu’il y a là de séduisant pour les partis concernés – appelons-les génériquement, d’un terme commode, populistes. Ces ralliements, qui font boule de neige, entretiennent le sens d’une dynamique, d’une force émergente autour de laquelle se restructure le débat politique. Ils rendent plausibles des succès électoraux voire une arrivée au pouvoir, exclue, il y a peu encore, de l’ordre des possibles. En ce sens, plus les transfuges passent pour être des carriéristes vénaux, plus leur arrivée constitue un signe fort : ces gens-là n’auraient pas changé de bateau s’ils n’avaient senti de quel côté venait le vent.
Les partis populistes, en outre, souffrent par définition d’un certain amateurisme : ils manquent de cadres, n’ont jamais exercé de responsabilités, ne connaissent pas les rouages et les ficelles. Ils sont innocents, au bon et au mauvais sens du terme. Les ralliés leur offrent des compétences : ils ont les mains sales, sans doute, mais ils ont des mains. Les partis populistes, enfin, sont communément diabolisés, taxés d’extrémisme, de racisme, de fascisme. Ils savent d’expérience que tout candidat qu’ils présentent aux élections sera épié sans trêve par les délateurs, que rien ne lui sera pardonné. Les transfuges du système sont des gens respectables, costumés et cravatés, qui ne risquent pas de dévoiler à l’improviste des tatouages adolescents. On comprend que les partis populistes les exhibent volontiers comme autant de prises de guerre.
« Comme en discothèque, sélection à l’entrée »
L’opération n’est pourtant pas sans danger. On en a beaucoup parlé en Italie, juste avant Noël, à propos de la nouvelle étiquette, « Nous avec Salvini », que la Ligue du Nord vient de lancer pour s’étendre à l’Italie du centre et du sud, bien au-delà de son implantation historique. Un certain nombre de chevaux de retour de la politique italienne frappent déjà à la porte. L’ancien dirigeant de la Lega, Umberto Bossi, a approuvé le projet mais a mis en garde son jeune successeur contre le « risque d’infiltration ». Matteo Salvini en est bien conscient. Présentant le nouveau mouvement à la Chambre des députés, le 19 décembre, il a souligné que celui-ci ne serait pas « un tramway sur lequel monter pour sauver son fauteuil. Nous disons non aux “recyclés”, nous voulons des énergies nouvelles. Les expériences politiques seront évaluées individuellement, mais il n’y aura pas de risque d’infiltration et d’assaut à la diligence. Et de toute façon, pour nous, l’honnêteté et le casier judiciaire restent les conditions pour adhérer ».
Salvini a enfoncé le clou deux jours plus tard, lors de ses vœux de Noël aux militants ligueurs à Milan : « Pour ceux qui n’ont pas de passé politique, les portes sont grandes ouvertes, pour ceux en revanche qui ont un passé, nous ferons comme en discothèque, la sélection à l’entrée ».
Premier cas : le souverainiste anti-identitaire
Qu’une sélection soit bien nécessaire, on en trouve confirmation dans l’expérience duUnited Kingdom Independence Party (UKIP) et plus précisément dans deux cas récents. Ils sont très différents – l’un a été jusqu’à présent un triomphe médiatique et électoral, l’autre un complet fiasco –, mais ils illustrent l’un et l’autre ce qu’on pourrait appeler le revers du ralliement.
On distingue mieux les choses avec un certain recul. Chacun pourra tracer les parallèles qu’il voudra avec notre côté de la Manche.
En août dernier, après que les élections européennes du mois de mai eurent fait du UKIP le premier parti du Royaume Uni, le député Douglas Carswell, une des figures de l’aile « eurosceptique » du Parti conservateur, a annoncé son ralliement. Il a démissionné de son siège de député, s’est présenté sous sa nouvelle étiquette contre des candidats conservateur et travailliste et a été réélu en octobre à une très forte majorité (59,7%). C’était la première fois que le parti de Nigel Farage obtenait un élu à Westminster et ce succès a eu un grand retentissement. L’exemple de Carswell a été suivi par un second député conservateur, Mark Reckless, qui a lui aussi démissionné et s’est fait réélire sous les couleurs du UKIP. À première vue, c’est le ralliement idéal.
À peine élu comme député UKIP, cependant, Carswell, qui fait désormais figure de numéro deux du parti, a pris ses distances avec Nigel Farage sur la question de l’immigration. Interrogé après que Farage eut déploré que, dans certains trains de banlieue, on n’entende plus parler anglais, Carswell a déclaré : « Je n’ai aucun problème avec la Grande-Bretagne telle qu’elle est aujourd’hui ». Le 27 décembre,dans une tribune du Mail on Sunday, il a exalté les bienfaits de la mondialisation, plaidé pour un libre-échangisme généralisé (le tort de l’Union européenne, à l’en croire, est d’entraver le libre-échange entre le Royaume Uni et la Chine), défendu une immigration « choisie » et vivement dénoncé ce qu’il a appelé l’« indigénisme en colère ». Il a sommé son nouveau parti de se montrer « optimiste et inclusif ». « Loin d’être un parti qui tolère des commentaires péjoratifs sur l’héritage et l’origine des gens, le UKIP doit montrer que nous avons un programme internationaliste sérieux ».
Carswell a rejoint le UKIP par souverainisme, aucunement pour défendre l’identité britannique. Une telle attitude est classique chez les transfuges du système. Ils peuvent ainsi soutenir qu’ils n’ont pas changé de combat : ils défendaient la souveraineté dans leur ancien parti et n’ont rejoint le parti populiste que parce que ce dernier la défendait mieux. Reconnaître la réalité et la gravité du Grand Remplacement – ou de quelque nom que l’on veuille nommer le changement de population en cours – les obligerait à avouer qu’ils y ont collaboré, passivement et activement, pendant des années : qu’ils sont complices de l’assassinat des peuples d’Europe dans leur chair et dans leur âme, qu’ils ont du sang sur les mains. Le souverainisme est de loin plus confortable…
Deuxième cas : la métisse mythomane
Le deuxième cas est exactement contemporain mais s’est déjà terminé en débâcle. Il faut dire que la discrimination positive s’en est mêlée. Toujours en août dernier, Natasha Bolter, née Ahmed (image en Une), fille d’un Indien et d’une Colombienne, a pris contact avec le UKIP, en expliquant qu’elle était militante travailliste et souhaitait rejoindre le parti. Elle a joint un curriculum vitae des plus brillants, où figurait en particulier, avec mention Très Bien comme de juste, un diplôme en philosophie, politique et économie à l’université d’Oxford. Elle a été immédiatement invitée à participer à la sélection des candidats pour les législatives de l’année prochaine. Malgré une prestation déplorable, elle a été dûment retenue, avant d’être présentée en triomphe, en septembre, au congrès du UKIP à Doncaster. Femme, métisse, intellectuelle, de gauche, elle cochait toutes les bonnes cases. Le parti lui destinait une des circonscriptions qu’il a le plus de chance de remporter. Les journaux la désignaient comme « la candidate issue d’une minorité ethnique la plus en vue au UKIP ».
Las, le 8 décembre, cette précieuse recrue a fait la tournée des médias afin de dénoncer Roger Bird, secrétaire général du UKIP, pour harcèlement sexuel. À la télévision, elle s’est plainte que Bird, responsable de la sélection des candidats aux législatives, ne l’ait « regardée que comme un objet sexuel ». Elle a déclaré au Timesqu’elle avait « été confrontée au racisme dans toutes les sections du UKIP qu’elle avait visitées, ainsi qu’à un sexisme routinier ». Pendant quelque jours, « le scandale sexuel du UKIP » a fait les gros titres en Grande-Bretagne.
La roue s’est ensuite mise à tourner. Bird a expliqué qu’il avait entretenu avec Mme Ahmed-Bolter une brève relation consensuelle, à laquelle il avait lui-même mis fin. À l’appui de ses dires, il a produit plus de cent courriels et textos reçus de la dame, qui laissent penser que le harcèlement, si harcèlement il y avait, était au moins partagé et dont, subsidiairement, la syntaxe laisse songeur. « But I love u and miss u and think u r sort of perfect », voilà le niveau que les plus grands efforts littéraires de Mme Ahmed-Bolter n’ont jamais dépassé.
L’université d’Oxford s’est résolue à publier un communiqué pour faire savoir qu’elle n’avait aucune trace de la supposée diplômée. En reprenant alors son curriculum vitae, on s’est aperçu, un peu tard, qu’elle ne savait pas même orthographier le nom du collège d’Oxford où elle était censée avoir été étudiante. Tout le reste de sa biographie officielle s’est révélé du même acabit. En fait de militantisme au Labour Party, elle en avait été membre pendant tout juste huit mois, au bout desquels elle avait été expulsée parce qu’elle ne payait pas sa cotisation.
Le 23 décembre, le UKIP a fait savoir que Bird avait été blanchi au terme de l’enquête diligentée par le parti, mais qu’il quittait ses fonctions de secrétaire général,« compte tenu de la malheureuse publicité » donnée à l’affaire. L’année 2014, qui avait vu le UKIP remporter des victoires électorales sans précédent, se conclut donc sur ce lamentable vaudeville.
Porte ouverte, porte verrouillée
La légèreté avec laquelle Mme Ahmed-Bolter avait été accueillie au UKIP sans aucune vérification, est d’autant plus remarquable que le parti, dans le même temps,interdit l’adhésion à toute personne qui ait jamais été membre du British National Party ou de l’English Defence League. Les candidats aux législatives sont tenus de signer une déclaration pour confirmer qu’ils n’ont jamais appartenu ni à l’un ni à l’autre. Avoir, une fois dans sa vie, fait un don à l’EDL, ou avoir simplement cliqué « J’aime » sur une page de l’EDL sur Facebook, est un motif d’exclusion.
Le parti populiste ouvre aveuglément les bras à tout ce qui vient d’ailleurs – aux recrues exotiques censées, par leur seule présence, lui valoir un brevet de vertu médiatique. Il prononce exclusion perpétuelle contre les « extrémistes », non pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont ou qu’ils ont été, comme s’ils devaient porter jusqu’à la mort la marque de Caïn. Des ces ralliés-là, on ne veut surtout pas. On n’en persiste pas moins à se définir hautement comme un parti anti-système.
Flavien Blanchon