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Que faire ? par Claude BOURRINET

Quand on s’interroge sur ce qu’il faut faire, la cause que l’on défend paraît toujours quelque peu désespérée, parce que tout destin s’impose avec l’évidence d’un bloc de granit. Lorsque Lénine, en 1902, rédige son fameux essai de combat, Que faire ?, il met au service du parti son talent organisationnel. En critiquant les « économistes » et les terroristes de Svoboda, il propose de transformer les structures du mouvement en commando d’élite, en brigade de révolutionnaires professionnels, pour qui la discipline interne est aussi importante que l’efficacité externe.

Cependant, Lénine, contrairement à Trotsky, lequel avait, après le soulèvement de 1905, deviné, dans Bilan et perspectives, les potentialités d’une révolution permanente, ne pensait pas que la Russie, sous-développée, eût des chances d’instaurer le socialisme, ni même de réussir une révolution « prolétarienne », la classe ouvrière, concentrée dans des poches d’industrialisation volontariste (qui annonçaient ce que deviendrait, plus tard, l’U.R.S.S.) étant trop minoritaire dans un pays massivement paysan.

On sait que Trotsky, revenant d’Amérique, parvint à persuader Lénine, en juin 1917, de tenter le putsch, qui réussit en octobre.

Il faut, dans cette configuration historique, prendre en considération l’effondrement de la discipline dans les armées impériales, réplique de la défaite de 1905, contre le Japon, revers qui avait provoqué une insurrection. Toutefois, plus profondément, faute d’avoir poursuivi les réformes de Stolypine, l’aristocratie tsariste se condamnait, tôt ou tard, à une remise à jour historique, laquelle aurait très bien pu s’effectuer, comme quelques généraux blancs le laissèrent pressentir durant la guerre civile qui suivit la révolution, par l’extrême droite.

Mais c’était trop tard.

Finalement, Lénine n’eut pas tout à fait tort : le « socialisme » dans un seul pays était, suivant les critères qu’il définit dans L’État et la Révolution, une absurdité (car, loin de disparaître, ce fameux État devint ce que l’on sait, un Léviathan). En revanche, le stalinisme, en réduisant en esclavage la main d’œuvre russe, en mobilisant les énergies, en procédant à un exode rural intensif, en modernisant l’appareil militaro-industriel, réussit à propulser un pays sous développé au rang de super-puissance mondiale.

Je me suis attardé sur le cas russe, car nous avons là un modèle d’activisme, de volontarisme qui, en apparence, semble contredire la logique des choses, mais prouve, par la pratique, l’efficacité d’une certaine liberté humaine, pour peu qu’elle soit associée à la fermeté la plus surhumaine, à la cruauté du monstre froid qu’est l’État, et à une science de la domination que des siècles de domestication humaniste ont inculqué aux ingénieurs de la politique.

Aussi bien la question « Que faire ? » semble-t-elle se résoudre aux questions éminemment techniques du coup d’État, et de l’art de garder le pouvoir. Lénine fut perçu comme un artiste, et Staline comme un technicien. Mais le Petit Père des Peuples fut aussi un artiste de la terreur, comme Lénine (et Trotsky) fut un technicien de cette même terreur. Autrement dit, si la question « Que faire ? » aboutit à se résoudre à employer les moyens que les temps imposent, il n’est plus, dès lors, qu’un seul choix, celui d’admettre, ou de se démettre. Ce que Totsky a clairement explicité dans son essai Leur morale et la nôtre.

Non qu’il n’existe pas une morale supérieure à la morale commune (la phrase préférée de Trotsky était : « On ne fait pas d’omelette sans casser les œufs »), car la doctrine ressassée du « socialisme réel » était que le sacrifice des générations présentes était nécessaire au bonheur des générations futures, mais il est évident que l’évolution de l’humanité, qui, selon le mythe du progrès, porte l’espèce vers les sommets de la civilisation, a transformé les liens humains en problèmes de gestion, c’est-à-dire en relations réifiées.

À ce propos, sans développer ce que l’on doit à Spengler, il devient urgent de manier avec précaution certains concepts comme « Occident », « Civilisation », « Progrès » etc. La dernière éructation de Niall Ferguson, sur la légitimité de la domination occidentale, du fait de sa supériorité civilisationnelle, doit nous prémunir contre les raccourcis, les préjugés et les illusions. La civilisation, si l’on comprend bien Nietzsche, c’est plutôt le règne du spécialiste, du dernier homme attaché, de manière utilitariste, à la satisfaction d’un ego réduit à la simple expression de sa médiocrité, à la philautie couillonniforme, comme dit Rabelais. Rien à voir avec la puissance existentielle des temps barbares, où la jouissance d’être était probablement sans commune mesure avec les frétillements de poisson rouge en bocal qui caractérisent l’humanité actuelle. Nous nous sommes éloignés du divin, et, par suite, nous avons perdu de la gravité ontologique, pour n’être plus que l’ombre de notre ombre.

Pour ma part, je vois la civilisation à la manière cicéronienne, et je pense que c’est un pis aller, car la puissance d’exister s’est réfugiée, petit à petit, dans l’âme de l’individu. Ainsi l’objectif suprême de tout progrès est-il de permettre à quelques individus doués pour cette tâche de se délecter aux œuvres de l’esprit, à la beauté, au plaisir de la création, à la fréquentation des dieux.

On voit par là l’influence de Platon. Le peuple ne comprendra jamais ce qui est bien et beau. Il n’est pas fait pour cela. La sagesse politique doit commencer par ce constat.

Mais revenons à notre grande politique. Il n’est sans doute pas invraisemblable que les temps qui couvent nous annoncent des heures bien plus terribles que ce que nous avons connu au XXe siècle. La population mondiale est pléthorique, les progrès dans les transports ont ouvert les écluses, les crises, écologique, économique, politique etc., fragilisent les sociétés, la planète est sur-armée…

Du reste, sans évoquer la déflagration apocalyptique, l’état mental, intellectuel, spirituel, est déjà une catastrophe.

Au fond, qu’est-ce qui nous fait croire que le système va s’effondrer, et qu’une solution se révèlera dans le ciel où une femme enfantera et où le combat final entre Michel et le dragon se produira ?

Une partie de la réponse est dans ma question. Nous n’en avons pas fini avec le pli prophétique, apocalyptique, pris il y a deux mille ans, et qu’un Marx illustrait à sa manière.

D’autres croient encore aux vieilles lunes démocratiques. C’est le fonds électoral des partis. On assure que le peuple serait intelligent, qu’il aura un jour accès à la vérité, une fois qu’on l’aura bien informé et qu’il pourra choisir en toute conscience. On dit cela de son comportement consumériste, de ses choix socio-économiques. La modernité repose sur le mythe d’un individu libre et souverain.

Laissant ces amusantes frivolités de côté, on se rabattra sur ceux qui pensent que le système s’effondrera de lui-même, empêtré dans ses contradictions. L’hypothèse que le système soit dans une transition qui nous portera vers plus d’aliénation n’est pourtant pas absurde. Mais ce qu’il faut voir, dans cette illusion un peu paresseuse, c’est qu’elle est fondée sur la certitude que l’homme ne peut tolérer l’insupportable que jusqu’à un certain point, et qu’il se révoltera un jour, quand son être vital sera touché.

C’est une erreur. L’homme est un animal qui s’habitue à tout.

Et c’est bien là son malheur.

Aussi vois-je, pour ce qui est de notre lutte, et de cette interrogation, « Que faire ? », deux voies : l’une serait la voie poétique, la contemplation; l’autre, la voie activiste, mais, somme toute, désespérée, à la manière des samouraïs.

Il est vrai que ces derniers avaient souvent un seigneur, un maître, auquel ils se dévouaient corps et âme. Quant à nous, nous sommes des orphelins.

Claude Bourrinet

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