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Le crime de Jean-Claude Michéa

La gauche a congédié le peuple 
Le fossé qui sépare désormais la gauche et le peuple a fait l’objet ces dernières années de nombreux travaux (notamment de la part de Vincent Coussedière, Pierre Sansot, Laurent Bouvet et Christine Guilluy, Gaël Brustier, etc.). « Ce peuple, dont elle louait autrefois l’instinct révolutionnaire, la gauche dominante le caricature maintenant en ‘beauf’ réactionnaire et raciste, condamnant son conservatisme étroit et son attachement à de vieux principes moraux qui le qui le rendent rétif au nouvel esprit du capitalisme ». En dépit des apparences, il en va de même ainsi d’un Jean-Luc Mélenchon, chez qui le peuple « ressemble davantage à un regroupement de victimes d’opprimés aux contours assez flous qu’au prolétariat révolutionnaire des marxistes ou à ces masses laborieuses que prétendait autrefois défendre le parti communiste français », comme en témoignage sa conception irénique des problèmes de l’immigration. 
     La gauche a congédié le peuple en même temps qu’elle a abandonné sa volonté de changement social et qu’elle est soumise à la logique libérale, ce qui l’a conduite à faire sienne l’idée qu’il n’y a au fond pas d’alternative à l’expansion illimitée du capitalisme et à la mise en place d’une société de marché. Cette double dérive doit s’analyser dialectiquement, car chacune de ses orientations est à la fois cause et conséquence de l’autre. L’originalité et le mérite de Michéa ont été d’en donner une explication qui ne se ramène pas à des questions de conjoncture ou à une simple montée du « réformisme » : il faut plutôt y voir l’ultime aboutissement (et la conséquence logique) d’une contradiction interne de la gauche résultant de son inspiration duale : d’un côté la défense des classes populaires héritée du mouvement ouvrier, de l’autre celle du « progressisme », en clair de l’idéologie du progrès hérité des Lumières, dont se réclament aussi les libéraux. 
     Le socialisme ouvrier est né d’une opposition à la modernité qui a généralisé l’exploitation du travail salarié, la destruction des structures traditionnelles et l’atomisation de la société, alors que la philosophie des Lumières (décrite par Engels comme le « règne idéalisé de la bourgeoisie ») a été à la pointe de cette même modernité, en s’affirmant d’emblée comme « parti du changement » militant pour un progrès posé comme intrinsèquement « émancipateur ». L’alliance du socialisme ouvrier et de la gauche progressiste s’est nouée, comme l’a très bien montré Michéa, au moment de l’affaire Dreyfus, lorsqu’il fallait faire front commun contre une droite cléricale et réactionnaire adepte de « l’alliance du Trône et de l’Autel ». Or, cette droite-là a aujourd’hui quasiment disparu, puisqu’elle a été submergée par la droite libérale, dont les présupposés idéologiques sont les mêmes que ceux de la gauche. Lorsque Jacques Julliard écrit : « A gauche, le libéralisme moral et la réglementation économique ; à droite la réglementation morale et le libéralisme économique. C’est sur cette espèce de Yalta culturel que fonctionne encore l’opposition gauche-droite », il fait en effet preuve d’anachronisme. Il y a belle lurette que « la droite » a renoncé à toute velléité de « réglementation morale » et que « la gauche » s’est ralliée à l’économie libre-échangiste d’inspiration libérale. 
Un clivage droite-gauche mystificateur 
Les circonstances qui avaient provoqué l’alliance des socialistes et de la gauche progressiste ayant disparu, l’équivoque inhérente à cette alliance apparaît du même coup au grand jour et permet de comprendre les causes profondes de la dérive libérale de la gauche. L’alliance entre socialistes et progressistes a aujourd’hui « épuisé toutes ses vertus » positives, dit Michéa. Privé de son ancien ennemi, la droite réactionnaire, la gauche s’est lancée dans une fuite en avant pour concurrencer la droite libérale sur le terrain de la modernité et de la modernisation (c’est-à-dire de l’éradication du « monde d’avant »). D’où son ralliement à la société gouvernée par la dyade de l’économie de marché et de l’idéologie des droits de l’homme, c’est-à-dire par l’idée qu’on peut parvenir au « vivre-ensemble » par le simple jeu de la confrontation des intérêts et d’un droit procédural abstrait. A la lutte des classes et à la dénonciation des inégalités sociales s’est substituée une lutte contre-toutes-les-discriminations qui prétend avant tout, en bonne logique progressiste, en finir avec les « archaïsmes » au nom du « pourtoussisme ». D’où l’observation lapidaire de Michéa : « Le socialisme est, par définition, incompatible avec l’exploitation capitaliste, la gauche, hélas, non ». Dans ces conditions, le socialisme ne peut plus, sans cesser d’être lui-même, se fonder sur un héritage philosophique commun à la « gauche » et à un libéralisme qui reste aujourd’hui son ennemi principal, dans la mesure où le primat de l’individualisme « rationnel » (calculateur) antagonise au premier chef tout ce qui est de l’ordre du collectif et du commun. 
     Dès lors que « la gauche et la droite s’accordent pour considérer l’économie capitaliste comme l’horizon indépassable de notre temps », il est bien évident, par ailleurs, que le clivage gauche-droite n’a plus aucun sens et que, corrélativement, la question des alliances de classes se pose d’une façon nouvelle. C’est la raison pour laquelle Michéa n’hésite pas à dire, après Pier Paolo Pasolini, Cornelius Castoriadis, Christopher Lasch et bien d’autres, que le clivage gauche-droite est aujourd’hui devenu obsolète et mystificateur. Marx, rappelle-t-il au passage, ne s’est jamais référé à l’opposition de la gauche et de la droite (pas plus qu’il ne se définissait lui-même comme un homme « de gauche » !), mais à la lutte des classes. Ajoutons qu’il n’opposait même pas l’égalité à l’inégalité, mais appelait à passer du « royaume de la nécessité » à celui de la « liberté »... Le seul clivage qui vaille désormais n’oppose plus la gauche à la droite, mais les partisans (d’où qu’ils viennent) et les adversaires (d’où qu’ils viennent) du capitalisme mondialisé comme système d’emprise et de déshumanisation totale – clivage que nous avions nous-même décrit naguère comme l’opposition du « centre » et de la « périphérie ». Un tel clivage implique une critique conjointe des élites « de droite » et « de gauche » dont, au-delà des divisions partisanes, les intérêts convergents se fondent sur une solidarité de classe. Il fallait avoir le courage de le dire. C’est ce que Michéa a fait, et c’est également ce qu’on ne lui pardonne pas. 
Eléments n°149, octobre-décembre 2013

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