Alors que le gouvernement dit socialiste vient d’utiliser le 49.3 pour “flexibiliser” le marché du travail, il est important de saisir la réalité – présente et future – de cet énième avatar du système capitaliste qu’il est convenu d’appeler le “néolibéralisme”. Pour ce faire, le Cercle Henri Lagrange propose deux ouvrages : Brève histoire du néolibéralisme de David Harvey et un livre écrit à cinq mains, Le capitalisme a-t-il un avenir ?
Le néolibéralisme en acte
Les historiens des idées n’auront pas leur compte en lisant la Brève histoire du néolibéralisme de David Harvey. L’objectif du géographe marxiste n’est pas d’exposer la doctrine des disciples de Friedrich Hayek, contempteurs de l’ingérence étatique et ardents défenseurs du libre-échange. S’il les évoque ici ou là, l’essentiel de son livre est ailleurs. Comme l’écrit François Denord, son préfacier, ce « qui intéresse ce matériali ste, c’est le néolibéralisme “réellement existant”, celui qui [...] façonne le monde dans lequel nous vivons ». L’histoire du néolibéralisme réel que nous relate Harvey commence dans les années soixante-dix. Il rappelle qu’à cette époque, à différents endroits du globe, un certain nombre d’États rompent avec les modèles keynésiens hérités de la Seconde Guerre mondiale. Qu’il s’agisse de Pinochet au Chili, Thatcher au Royaume-Uni ou Reagan aux États-Unis, tous mènent une même politique : lutte contre les syndicats, flexibilisation du marché du travail, privatisations, réduction d’impôts, ouverture aux capitaux étrangers, démantèlement de l’État-providence. Les États collectivistes ne sont d’ailleurs pas en reste, et Harvey consacre un chapitre entier à la néolibéralisation de la Chine sous l’ère Xiaoping. Il montre ensuite qu’à partir de la fin des années quatre-vingt, le paradigme néolibéral va progressivement s’étendre au monde, quoique en empruntant des voies diverses. Certains États vont l’adopter spontanément, tandis que d’autres vont s’y voir contraints par suite d’une guerre d‘ingérence humanitaire (Irak) ou d’un réajustement structurel imposé par le FMI. À la fin, le bilan dressé par l’auteur est sans appel : il n’est plus un État aujourd’hui qui ne soit néolibéral, ou ne soit en passe de le devenir.
La notion d’“État néolibéral” semblera peut-être paradoxale puisque Hayek, Friedman et les autres enseignaient au contraire le retrait de l’État de la sphère économique. Mais c’est précisément l’un des intérêts du livre que de montrer les distorsions que la praxis néolibérale fait subir à la doxa. Pour garantir la propriété du capital ou la libre concurrence, privatiser les biens communs ou contenir les mouvements sociaux, bref pour créer un climat propice aux affaires, il est impossible de se passer de la violence légale. C’est pourquoi, dit Harvey, « le néolibéralisme [réel] ne condamne pas l’État », mais s’appuie sur lui en réorientant sa fonction. En même temps, l’auteur souligne que les praticiens néolibéraux n’ont jamais été intéressés par la réalisation de l’utopie hayekienne. C’est d’ailleurs là le fond de son propos. Le néolibéralisme, écrit-il, c’est « l’échec d’un discours utopique dissimulant la réussite d’un projet de restauration du pouvoir de la classe dominante ». Mises en difficulté par la crise des années soixante-dix, les élites économiques ont en effet trouvé chez Hayek de quoi doter leurs aspirations d’un habillage scientifique. Pendant que la théorie convainquait les gouvernants des bienfaits d’une politique néolibérale et suggérait aux travailleurs d’abandonner toute forme de lutte collective, puisque les lendemains chanteraient d’eux-mêmes, le processus d’accumulation capitalistique, bien réel quant à lui, pouvait repartir de plus belle. Il ne s’est pas arrêté depuis.
Louis Narot
David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, editions Les Prairies ordinaires, 320 pages, 20 euros.
Vers la fin du capitalisme ?
Il n’est nul besoin d’être devin pour apercevoir dans les récents déboires de l’économie mondiale les signes annonciateurs de grands bouleversements à venir. Alors que prospèrent un peu partout en Europe des partis politiques anti-austérité et que s’élèvent un nombre toujours grandissant de voix opposées aux dogmes néolibéraux de l’hyperclasse mondialisée, il semblerait que le capitalisme connaisse une crise de légitimité inédite. Où situer les origines de cette crise ? Le capitalisme y survivra-t-il ? Quelle société émergera des ruines de l’ancien monde ? Autant de questions auxquelles se proposent de répondre cinq des plus éminents chercheurs en sciences politiques réunis pour la première fois dans un même ouvrage, Le capitalisme a-t-il un avenir ? Si le constat de l’essoufflement du capitalisme semble faire l’unanimité parmi les auteurs, leurs avis n’en divergent pas moins quant aux mesures à mettre en œuvre afin d’éviter la catastrophe. Là où Wallerstein et Collins se font les avocats d’un socialisme marxisant fondé sur la planification économique, l’encadrement strict de la finance et la redistribution des profits, les sociaux-démocrates Mann et Calhoun plaident de leur côté pour un sauvetage du système à coup de réformes d’inspiration keynésienne. Autre point de divergence : les seconds, contrairement aux premiers, ne souscrivent pas à l’hypothèse d’une vulnérabilité structurelle du capitalisme. Sa faiblesse se situerait plutôt, selon eux, du côté des effets délétères de son empreinte écologique.
Le lecteur retiendra surtout la contribution d’Immanuel Wallerstein pour la fécondité de son approche systématique du capitalisme, qui appréhende celui-ci à la manière d’un “système-monde” unifié et répondant de ce fait à certaines lois qui en déterminent les modes d’apparition, de développement et de déclin. Ceux qui s’intéressent plus particulièrement à la question de la place de la technique dans nos sociétés modernes feront quant à eux leur miel des inquiétantes prédictions de Randal Collins au sujet des menaces que fait peser sur les emplois des classes moyennes le développement incontrôlé des technologies de pointe. Pour lui, la mise en concurrence globale des travailleurs permise par les progrès des techniques de communication et le remplacement progressif des employés du tertiaire par des intelligences artificielles sonneront le glas du capitalisme à moyen terme. En effet, la hausse vertigineuse du chômage privera la production des débouchés indispensables à la pérennité du système. Reste alors à savoir si la transition post-capitaliste se fera de manière pacifique, au travers d’une réappropriation démocratique par les citoyens des leviers de leur souveraineté, ou de manière autoritaire, par le déploiement de politiques de répression et de surveillance au service d’une oligarchie transnationale soucieuse de maintenir son hégémonie. Une question qui semble n’avoir jamais été autant d’actualité.
Antoine Lecot
Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluguian, Craig Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir ?, La Découverte, 200 pages, 20 euros.
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Le-capitalisme-neoliberal-en