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Habile guerrier, Charles Martel change l’apparence de l’Europe au milieu du VIIIe siècle

(D’après « Précis de l’histoire des Français » (tome 1) de Jean de Sismondi, paru en 1839)

Charles Martel fut peut-être le guerrier le plus habile et le plus heureux qu’aient produit les Pippinides, dynastie de la noblesse franque d’Austrasie précédant la lignée carolingienne. Ayant vécu dans un temps où la culture des lettres était presque absolument abandonnée — ni lui ni aucun de ses guerriers ne savaient écrire —, ce qui explique que les dates seules de quelques grands événements de son règne (715-741) nous ont été conservées, il marqua durablement de son empreinte l’histoire des royaumes francs qu’étaient l’Austrasie, la Neustrie et la Bourgogne : continuant l’ouvrage de son père Pépin d’Héristal, Charles Martel changea l’apparence de l’Europe.

Lorsque Pépin d’Héristal, père de Charles Martel et maire du palais d’Austrasie, mourut le 16 décembre 714, les deux fils qu’il avait eus de son épouse Plectrude étaient morts avant lui : le premier, Drogon, en 708 ; le second, Grimoald, maire des palais de Neustrie et de Bourgogne, assassiné en avril 714. A l’époque, les maires des palais régnaient au nom du roi Dagobert III, mineur lorsqu’il avait reçu en héritage, de son père Childebert IV, les royaumes des Francs en 711.

A la mort de Grimoald, Pépin fit de Théodebald, fils de Grimoald et âgé de seulement six ans, l’héritier des palais de Neustrie et de Bourgogne, au détriment de Charles (futur Charles Martel), âgé d’environ vingt-cinq ans et propre fils de Pépin mais illégitime, puisqu’il l’avait eu de sa concubine Alpaïde. Ce choix d’un enfant pour exercer, sous la régence de Plectrude, les fonctions de maire du palais du roi des Francs Dagobert III, lui-même seulement âgé d’une quinzaine d’années, fut regardé comme insultant par des Neustriens impatients de se délivrer du joug des Austrasiens ; ressentiment accentué lorsque, à la mort de Pépin quelques mois plus tard (décembre 714), Théodebald devint, de fait, maire du palais des trois royaumes francs.

Sur ces entrefaites, Dagobert III rendant son dernier souffle en 715 des suites d’une maladie, les Neustriens s’empressent de désigner Chilpéric II — le plus jeune fils du roi d’Austrasie assassiné en 675, Childéric II —, âgé de quarante-quatre ans, comme nouveau roi des Francs de Neustrie et de Bourgogne. Ce nouveau souverain plaça à la tête du palais de Neustrie Rainfroi (Ragenfrid), sous la conduite duquel les Neustriens mirent bientôt en déroute dans la forêt de Compiègne l’armée de Plectrude, l’épouse de feu Pépin qui refusait de reconnaître cette prise de pouvoir.

A la suite de cette victoire, Chilpéric II fut proclamé roi d’Austrasie, devenant de fait roi de l’ensemble des royaumes francs. C’est alors que le jusqu’à présent infortuné Charles Martel, écarté du pouvoir et emprisonné par Plectrude, fut délivré par les Austrasiens qui le proclamèrent à leur tour maire du palais d’Austrasie, avides qu’ils étaient de prendre leur revanche sur les Neustriens.

La position de Charles Martel était difficile : d’une part, il devait combattre les Neustriens qui, loin de regarder les Austrasiens comme leurs compatriotes, semblaient avoir hérité de tous les ressentiments des Gaulois contre eux ; d’autre part, il était aussi attaqué par les nations germaniques, qui avaient bien voulu s’associer aux Austrasiens pour la guerre et le pillage, mais qui repoussaient toute dépendance comme un joug odieux. Saint Winifrid ou Boniface travaillait alors à la conversion des nations germaniques ; mais parmi elles tous ceux qui tenaient aux anciennes mœurs regardaient la prédication du christianisme comme faisant partie d’un plan formé pour les asservir.

Dès lors les Frisons et les Saxons, rom­pant toute connexion avec les Francs, formèrent une confédération nouvelle pour résister à la civilisation qui leur paraissait la servitude : ils firent entrer dans cette confédération beaucoup de peuples, qui jusqu’alors avaient marché avec les Francs. Ils pénétrèrent ensuite dans la Fran­conie, ou la partie de la Germanie qui voulait rester franque, et ils la mirent à feu et à sang. De son côté, le duc Eudes d’Aquitaine s’était allié aux Neustriens ; en sorte que presque toute la Gaule s’armait contre les Austrasiens.

Charles Martel eut ainsi besoin de tout son talent pour la guerre, et de remporter de nombreuses victoires avant d’avoir recouvré et affermi son autorité. Il fut enfin reconnu, en 720, comme maire du palais des deux royaumes d’Austrasie et de Neustrie. Son père Pépin d’Héristal avait transporté le siège du gouvernement de l’Austrasie, de Metz à Cologne, et ce fut aussi dans cette ville que Charles Martel fixa sa résidence au milieu d’une population pu­rement germanique, qu’il eut le talent d’appeler tout entière aux armes. Il réussit à faire de l’Aus­trasie une pépinière de soldats, qui l’empor­taient sur les Neustriens, Bourguignons et Aquitains, déjà énervés, et sur les Frisons, Suèves et Saxons encore barbares.

Nous ne savons point comment il s’y prit pour y parvenir ; on ne nous a point dit quelle était la condition des paysans en Austrasie, à l’époque où, dans tout le reste de la France, les campagnes, cultivées uniquement par des serfs, ne pouvaient fournir des guerriers aux armées. Nous voyons seulement que, de 720 à 741, Charles Martel fut en butte à la jalousie de tous les peuples tant germains que gaulois ; que chaque année il fut obligé de se mettre à la tête d’une expédition nouvelle ; que tant qu’il vécut il combattit sans relâche, et que de toutes ces guerres il revint victorieux.

Les Sarrasins avaient conquis l’Espagne de 711 à 714, et y avaient détruit la monarchie des Wisigoths. Ils avaient ensuite passé les Pyré­nées, en 720 ; ils avaient pris Narbonne, et ils en avaient massacré tous les habitants, Dès lors ils s’étaient répandus tour à tour dans les deux royaumes d’Aquitaine et de Bourgogne ; ils avaient envahi presque toute la Pro­vence, et avaient poussé leurs incursions, tan­tôt jusqu’aux bords de la Loire, tantôt dans la Bourgogne propre jusqu’à Autun, et même jusqu’à Sens.

Les seigneurs du royaume de Bourgo­gne, qui comprenait la Provence, commençaient à contracter avec eux des alliances ; le duc d’Aqui­taine, qui avait voulu leur résister, avait perdu ses états, et avait été obligé de venir implorer l’aide de Charles Martel, que jusqu’alors il avait combattu comme son ennemi. Charles en effet, rassemblant ses vaillants Austrasiens, marcha à la rencontre des Sarrasins. Il les atteignit un samedi du mois d’octobre 732, auprès de Poitiers.

Le général omeyyade Abdé­rame — les Omeyyades constituent la dynastie de califes gouvernant le monde musulman du milieu du VIIe siècle au milieu du VIIIe — conduisait leur redoutable armée, la plus nombreuse qui fût encore entrée en France. Elle consistait principalement, selon l’usage des Ara­bes, en troupes légères ; leur cavalerie se préci­pitait sur la pesante infanterie des Francs, et après une courte escarmouche, elle se dissipait, pour revenir bientôt à la charge. Pendant sept jours ces combats se renouvelèrent, sans lasser la constance des Austrasiens ; enfin, Abdérame fut tué, ses meilleures troupes se firent hacher sur le champ de bataille, le reste s’enfuit, et la France et l’Europe furent sauvées du joug des Sarrasins, par la grande victoire de Charles Martel.

La lutte entre les Francs et les Maures continua cependant longtemps encore dans les provinces du Midi ; elle fut signalée par la ruine de plu­sieurs grandes villes, entre autres par celle d’Avi­gnon. En 737, Charles Martel vint attaquer les Sarrasins, dans la Septimanie, et pénétra jusqu’à Narbonne ; mais il traita toutes les villes de la province, comme s’il s’attendait à ce qu’elles se déclarassent pour les ennemis de la foi. Aussi, et peut-être également parce que, ignorant l’art d’attaquer et de défendre les villes, il ne voulait laisser aucune forteresse dans la province, Charles Martel rasa Nîmes, Agde et Béziers. Les révolutions qui, en 756, détachèrent l’Espagne de l’empire des califes d’Orient, et fondèrent à Cordoue le nouveau califat, épar­gnèrent à la France une lutte plus prolongée.

Mais Charles était à peine de retour d’une de ses expéditions dans le Midi, pour combattre les Sarrasins, qu’il était appelé à en conduire une autre dans le Nord, pour combattre tour à tour les Frisons, les Allemands ou Suèves, les Bava­rois et les Saxons : ces derniers avaient reçu dans leurs rangs tous les Thuringiens, les Cattes ou Hessois, et les autres Germains qui n’avaient pas voulu abandonner le culte des anciens dieux de la Germanie.

Les guerres de Charles Martel contre les idolâtres du Nord et les musulmans du Midi prenaient le caractère de guerres reli­gieuses, et il est probable que Charles était lui-même très dévoué à sa religion ; aussi montra-t-il beaucoup d’empressement à défendre le siège de Rome contre les Grecs et contre les Lombards ; cependant il croyait plus pressant de pourvoir aux frais de la guerre qu’à ceux de l’autel ; et comme le clergé seul possédait des richesses, il n’hésita point à y porter la main, dans les grandes nécessités, pour nourrir ses soldats. Les prêtres ne le lui pardonnèrent jamais, et ils déclarèrent que le héros qui les avait soustraits au glaive des idolâtres et au cimeterre des Sarrasins était à toute éternité livré aux flammes de l’enfer.

Pendant la plus grand partie de son règne, Charles Martel laissa les rois mérovingiens se succéder. Dès que l’un d’eux mourait victime de son intempérance, un autre était aussitôt tiré de quelque couvent pour le remplacer. Il en fut ainsi de Chilpéric II (roi de Neustrie entre 715 et 719, puis des Francs de 719 à 721), Clotaire IV (roi d’Austrasie de 717 à 719) et Thierry IV (roi des Francs entre 721 et 737). A la mort de ce dernier, en 737, Charles Martel laissa le trône vacant et gouverna seul les royaumes francs. Ce fut seulement son fils Pépin (Pépin dit le Bref, père de Charlemagne) qui donna à la Neustrie, en 743, un nouveau roi, nommé Childéric III — fils de Chilpéric II —, le même qu’il déposa en 751 pour s’emparer de la couronne.

Lorsque Charles Martel mourut en octobre 741, il partagea la monarchie entre ses fils, laissant l’Austrasie à l’aîné, Carloman, et la Neustrie, avec la Bourgogne, à Pépin, le plus jeune. Il avait encore eu d’une autre femme un fils, nommé Griffon, auquel il assigna un apanage fort limité, dont ses frères ne le laissèrent pas longtemps en possession. Ses fils avaient reçu une éducation très religieuse, et le dévouement à l’Église devint à chaque génération davantage le caractère de ce qui fut la lignée carolingienne : on leur vit déployer la même activité pour combattre tour à tour, au nord, les Allemands ou Suèves, les Bavarois et les Saxons ; au midi, les Sarrasins et le duc d’Aquitaine. En même temps, Carloman, sous la direction de saint Boniface, l’apôtre de la Germanie, fonda de nombreux évêchés dans la France orientale, et les dota richement, pour qu’ils fussent en quelque sorte des colonies chrétiennes, d’où la foi se répandrait parmi les peuples germaniques.

En 747, Carloman abandonna la guerre et la politique pour se consacrer lui-même à Dieu, comme moine ; il se rendit à Rome, où il reçut l’habit religieux des mains du pape Zacharie, et il fit ses vœux dans le couvent du Mont-Cassin. Pépin le Bref resta dans le monde, et réunit l’Austrasie et la Neustrie sous son gouvernement ; mais il y servit l’Église plus efficacement que ne pouvait faire son frère dans son couvent. Avant de déposer Childéric III, il prit soin de faire sanctionner par le pape Zacharie et par les évêques de France cette déposition.

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