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Le bougisme sans entraves 2/2

Dans le sens du vent 
Vaste duperie ! Car les apôtres du bougisme n’appellent qu’à des changements conformes. Quand on vous prescrit de voyager, faire du tourisme, ce n’est pas pour découvrir réellement d’autres lieux, rencontrer d’autres cultures, et vous enrichir de leurs différences : celui qui bouge ne voit rien. C’est pour vous agiter avec tout le monde, c’est pour vous donner l’illusion d’être des électrons libres (dont la nature physique est d’ailleurs de suivre le « courant » dominant), c’est pour vous faire fluctuer au lieu de vous laisser penser et grandir. 
     Mais voilà : celui qui bouge veut imposer sa mobilité de peur que celui qui demeure mette en cause la vanité de ses déplacements. Les sirènes de la mutation ont toujours pour objet de vous faire entrer dans leurs moules. La grande peur des faiseurs de modes, c’est que vous refusiez « d’être de leur temps ». Les prescripteurs d’opinion veulent avant tout museler la pensée critique. Penser, c’est « se prendre la tête »... 
     En vérité, penser, c’est toujours échapper au vertige de l’immédiat. C’est trouver dans les racines passé ou les invariances de notre condition, une capacité de résistance sociale et politique aux forces qui déterminent nos situations actuelles. Là est le vrai voyage, celui qui met réellement à distance du « bonheur conforme ». Pas de ça, clament les bougistes ! 
     Il y a quelques années, un présentateur de TF1 ironisait sur un sujet de bac de philo : « Penser et avoir une opinion, est-ce la même chose ? » Pour lui, penser, c’était ratifier des opinions d’autant plus justes que massivement reçues. Vive la mobilité cérébrale qui consiste à cumuler des opinions dont on change. Penser, c’est changer d’idées-opinions. Au fil des modes, des débats à la mode, c’est exhiber des opinions, les quitter pour d’autres, s’en passionner, en rire, alterner la fureur et la dérision, puis les mettre au sale en fin de semaine, pour en revêtir d’autres bien repassées... Voilà de la pensée qui bouge ! 
     Mais c’est toute l’existence humaine que le bougisme bide de son authenticité. 
     « Dans un monde qui bouge, l’immobilisme est un désordre », déclarait Maurice Lévy, patron de Publicis (Le Monde, 17-02-2004). Il pourfendait ainsi les rebelles anti-publicitaires. A quoi l’on répondra : « Dans un monde qui bouge, l’hyper-mobilité transforme le désordre en chaos ». Or, c’est bien ce chaos que produit aujourd’hui le chantage au changement et le bougisme institué. L’idéologie médiatique branchée sur l’actualité (« l’actualité qui bouge, l’actualité qui change », dit Le Nouvel Observateur) précipite les gens dans un désordre conforme où il est impossible de donner sens à l’existence. Où des générations flottantes, privées de pères et de repères, alternent entre l’indignation et le suivisme face au tragique du monde, sans jamais pouvoir s’opposer durablement aux puissances techno-économiques qui à la fois formatent leurs modes de vie et minent leurs capacités de pensée. 
     Détaillons un peu le programme de ce bougisme institué : 
  • Vos consommations, vos envies doivent changer à tout instant, l’une chassant l’autre. Vous devez, pour vous sentir vivre, renouveler vos produits, en écoutant les publicitaires qui « boostent » votre envie d’envies. Parmi celles-ci, au niveau « culturel », ne manquez pas de « croquer à pleines dents » les fleurons de l’audiovisuel (films, feuilletons, émissions « grand public », albums, stars à la mode). Tout en zappant. Bouger, c’est zapper. 
  • Vos relations avec autrui ne pouvant pas durer, sous peine d’ennui, multipliez vos contacts : seule compte leur somme. Démultipliez-vous vous-même. Vivez tout tout de suite : qu’aucune « fidélité » ne vous freine. Déracinez-vous pour mieux flotter. Oubliez l’instant qui passe au profit de l’instant qui vient. Cueillez dès aujourd’hui les roses de demain. Le plaisir, c’est de changer de plaisir. Répéter, c’est mourir. La mémoire tue l’avenir. 
  • Au fil de vos changements, changes et échanges, mais sans hésiter à les modifier souvent. Des grincheux crient à tort : il n’y a plus de morale ! C’est faux : des morales, nous en avons de plus en plus, pour chacun et pour tous, et toutes provisoirement durables. Dans un monde qui bouge, les valeurs bougeant elles-mêmes, se sont multipliées ! Quitte à être contradictoires ou interchangeables, comme l’est votre propre nature. Par exemple, en matière de vie amoureuse, vous pouvez vous définir comme résolument homo, résolument hétéro, résolument travesti, ou tout cela à la fois, et/ou successivement. Vous pouvez (et donc devez), en respectant la Loi de vos désirs, oser tous les lieux propices et toutes les positions spatiales (Orange-Tendance : « Quick sex, oserez-vous y succomber ? »). Il suffira d’être clair avec vos partenaires, sauf si bien sûr leur préférence est à l’ambiguïté. Les ailes du désir sont faites pour papillonner. Bouger, c’est progresser, donc transgresser. Vous pouvez même, suprême transgression, oser la fidélité, puisqu’une relation durable ça change la vie ! Le seul impératif, catégorique, c’est d’être fidèle à soi-même. Mais en sachant que ce « moi » ne cesse de varier... 
  • Et justement, vos identités étant multiples (réelles/virtuelles), vous devez toutes les essayer, les cumuler. Devenir ce que l’on est, c’est additionner les « moi je », les « j’aime ça », les « je déteste ça » (« Moi, la neige j’adore », « Moi, je suis contre le racisme »). Exhibez-vous, car vous n’êtes que ce que l’on voit de vous. Mutez à chaque instant ! Soyez stars avec les stars, animaux avec les animaux, zombies avec les zombies. Déménagez sans fin au sein d’un monde qui déménage lui-même. Rejoignez les courants, bourdonnez avec les buzz au fil des non-événements, plongez à corps perdu dans le grand fleuve sans rives qui vous emporte vers la mort, au sein d’une planète qui sombre. 
En attendant, dansez avec les loups, chers troupeaux de moutons ! 
 
La Décroissance N°118 – avril 2015

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