Comment comprendre l’évolution de notre continent sans avoir recours à l’Histoire ?
« Chaque peuple n’a pas un sang qui lui soit propre; mais il a toujours sa propre culture,
le réseau des valeurs morales et esthétiques qui ont été élaborées au cours de siècles
et qui constituent la spécificité de sa physionomie.
C’est là l’élément qui, même si nous parvenions à des unions politiques plus vastes,
telle l’Europe unie,ne sera jamais anéanti et qui distinguera,
à l’intérieur de l’Europe, chaque peuple européen… Et il ne doit pas être anéanti car c’est de lui
que provient non seulement la force créatrice de chaque société isolée, mais aussi la force de l’union de toutes ces sociétés ».
Constantin Tsatsos – Président de la République grecque
Aujourd’hui chacun s’accorde à penser que le monde est en crise et, quand bien même la pensée dominante voudrait limiter cette crise au seul aspect financier, il est évident que ce n’est que l’épiphénomène d’une crise structurelle du système mondialiste. Pendant des siècles, les peuples ont vécu en conscience de ce qu’ils étaient, de l’héritage qu’ils portaient et du devoir de transmission qui leur incombait. À cet égard, les artistes étaient l’avant-garde des dépositaires de la mémoire collective des peuples et par cette maintenance de la mémoire la plus longue de véritables éveilleurs de peuples. En ce temps-là, on pouvait véritablement parler d’intellectuels organiques. D’ailleurs, c’est en Italie que l’émergence de cette prééminence de la culture sur le politique fut conceptualisée.
Gramsci s’est intéressé de près au rôle des intellectuels dans la société. Il disait notamment que tous les hommes sont des intellectuels, mais que tous n’ont pas la fonction sociale d’intellectuels. Il avançait l’idée que les intellectuels modernes ne se contentaient pas de produire du discours, mais étaient impliqués dans l’organisation des pratiques sociales. Ils produiraient le sens commun, c’est-à-dire ce qui va de soi. Ainsi les intellectuels engagés joueraient un rôle majeur en produisant des évidences qui détruiraient le sens commun produit, selon lui, par la bourgeoisie.
Il établissait de plus une distinction entre une « intelligentsia traditionnelle » qui se pense (à tort) comme une classe distincte de la société, et les groupes d’intellectuels que chaque classe génère « organiquement ». Ces intellectuels organiques ne décrivent pas simplement la vie sociale en fonction de règles scientifiques, mais expriment plutôt les expériences et les sentiments que les masses ne pourraient pas exprimer par elles-mêmes. L’intellectuel organique comprendrait par la théorie mais sentirait aussi par l’expérience la vie du peuple.
La nécessité de créer une culture propre aux travailleurs est à mettre en relation avec l’appel de Gramsci pour un type d’éducation qui permette l’émergence d’intellectuels qui partagent les passions des masses de travailleurs. Les partisans de l’éducation adulte et populaire considèrent à cet égard Gramsci comme une référence. On lui attribue la phrase : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », la citation exacte est (traduit littéralement de l’italien) : « Je suis pessimiste avec l’intelligence, mais optimiste par la volonté. »
La conscience de la mission incombant à l’intellectuel (et donc à l’artiste) dans la société est apparu comme une évidence à un créateur comme Pier Paolo Pasolini. Pier Paolo Pasolini est un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien qui est né le 5 mars 1922 à Bologne. Il a eu un destin hors du commun et finira assassiné, sur la plage d’Ostie, à Rome, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Son œuvre artistique et intellectuelle est politiquement engagée et a marqué la critique. Doué d’éclectisme, il se distingue dans de nombreux domaines. Connu notamment pour un engagement à gauche, il se situera pourtant toujours en dehors de l’institution. Il sera un observateur féroce des transformations de la société italienne de l’après-guerre. Son œuvre va susciter de fortes polémiques et provoquera des débats par la radicalité des idées qu’il y exprime. Il va se montrer très critique envers la bourgeoisie et la société consumériste italienne émergente en prenant très tôt ses distances avec un certain esprit contestataire de 1968.
Dans l’Italie de l’immédiate après-guerre, ce fut assurément le poète et metteur en scène Pier Paolo Pasolini qui représentera le mieux la figure de l’intellectuel organique. Pasolini eut cette révélation en se recueillant devant les cendres de Gramsci. Autodidacte et jouissant d’une grande influence au sein du monde artistique transalpin, il devient la clef de voûte du cinéma italien illustré par les œuvres de Michelangelo Antonioni, Federico Fellini, Luchino Visconti, Franco Zeffirelli, Vittorio de Sica ou de Luigi Comencini, Pietro Germi, Mario Monicelli, Dino Risi et Ettore Scola. À cette époque, le cinéma italien était un des meilleurs au monde et projetait un œil très critique sur la société moderne déstructurante. Mais, après l’assassinat de Pasolini, l’ensemble du champ culturel italien va être totalement bouleversé.
Dans les années qui suivirent, un ensemble d’innovations technologiques et administratives – la télévision câblée ou la possibilité de créer des chaînes privées financées par la publicité – vont modifier profondément le paysage audio-visuel. L’exemple significatif est représenté par un entrepreneur en bâtiment, Silvio Berlusconi, qui, après avoir fait fortune dans l’immobilier, va s’engouffrer dans ce nouveau marché potentiel. En quelques années, ses trois chaînes de télévision (Canale 5, Italia 1, Retequattro), puis la holding financière Fininvest et le groupe de communication Mediaset créés pour les contrôler, ne deviennent pas seulement le premier opérateur privé de la communication dans la Péninsule, mais, surtout, développent le mercantilisme et la pornographie à tous les niveaux de la vie culturelle. C’est l’arrêt de mort du cinéma italien qui, depuis la « Libération » (de Païsa de Roberto Rossellini, 1946, à La pelle – la peau – de Liliana Cavanni d’après le roman de Curzio Malaparte, 1981) était devenu l’un des plus talentueux de la planète.
Après cette décadence culturelle (que subirent tous les pays européen, sous l’effet pervers du mondialisme) nous apparaît, depuis le début des années 2000, de nouvelles perspectives. Car aujourd’hui, Internet et la révolution numérique permettent aux cultures des nationalités opprimées d’accéder à l’hégémonie par rapport aux systèmes étatisés (voire mondialisés) qui les ont submergées.
On pourrait prendre l’exemple de l’Écosse où, les réseaux sociaux ont joué un rôle primordial, depuis que l’âge légal du vote pour le scrutin sur l’indépendance a été abaissé à 16 ans. Or, dans cette bataille du Web, le camp du oui l’a emporté largement au sein des générations montantes même si, finalement, le non a triomphé du fait, essentiellement, du vote des retraités : les jeunes de 16 et 17 ans ont choisi le oui à 71 %, tandis que les plus de 65 ans privilégiaient le non à 73 %. Et, pourtant, si c’était, finalement, les nationalistes écossais qui avaient gagné ? Ils vont obtenir encore plus de pouvoirs – alors qu’ils en avaient déjà beaucoup – ce qui ne peut manquer de susciter de nouvelles contradictions chez leurs adversaires à Londres et ailleurs. Une affaire à suivre quand ces générations montantes seront aux affaires…
Tout aussi intéressant est l’exemple catalan. Le processus d’accès à l’autonomie commence, dans les années 1970, par l’engagement de plasticiens de renom comme Joan Miró, Antoni Tàpies ou Miquel Barceló, qui affirment haut et fort leur « catalanité » (les artistes intellectuels organiques). Ils seront relayés, au niveau des mass-media, par les chanteurs-compositeurs de la nouvelle chanson catalane (Lluís Llach, avec L’estaca). En quelques décennies, un vaste mouvement se développe. Il autorise, peu à peu, la culture catalane à supplanter celle que l’État espagnol avait imposée. À partir de là, le gouvernement de Barcelone décidera d’organiser, en toute illégalité par rapport aux lois espagnoles, une consultation électorale (avec une question simple : « Voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? Dans le cas d’ une réponse affirmative, voulez-vous que cet État soit indépendant ? ») qui sera interdite par l’État central espagnol. Mais, le ver barcelonais est désormais dans le fruit madrilène.
Et la France, me direz vous, dans tout ça ?
Il faut quand même se souvenir que « la dernière barricade » sur le sol français (ne comptons pas la « révolution d’opérette » de Mai 1968) date, en fait, de Mai 1871 au sein de cette « République une et indivisible ».
Déjà, lors de l’insurrection de 1848 qui signe l’échec de la Deuxième République, c’est la structure centralisatrice hexagonale (enfin presque hexagonale, puisqu’à cette époque le Comté de Nice et la Savoie n’ont pas encore été annexés) qui va profiter de cet évènement : c’est Napoléon III qui, finalement, tire les marrons du feu de l’insurrection de février et, surtout, de celle, désespérée, du mois de juin suivant. Le 2 décembre 1851, son coup d’État militaire installe une chape de plomb sur l’Hexagone tout entier. Flaubert va en rendre compte en 1857 : il sera condamné pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs » pour l’avoir écrit dans Madame Bovary. Quant à Victor Hugo, il devra prendre la route de l’exil : d’abord à Bruxelles puis à Guernesey. Il faudra une défaite militaire de première importance, celle de la Guerre franco-allemande de 1870-71, pour qu’un autre système politique, la Troisième République, puisse voir le jour. Et pourtant, cela était prévisible et inscrit dans les archives historique de ce pays. Je vais citer, ici, le cardinal de Richelieu, au siège de La Rochelle, en 1627, dont la citation reprise dans son Testament politique paru en 1688 montre bien que la visée globale de ce système centralisateur n’a pas changé depuis trois siècles : « L’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade. » Et, dans ce domaine, la république jacobine ne cède en rien aux monarchies.
À première vue, cet État-nation singulier ne semble pas concerné par ce qui se passe autour de lui. Son équilibre interne a longtemps reposé sur ces trois piliers inébranlables qu’étaient le service militaire, le fisc et l’école communale. De plus, ces institutions avaient uniformisé les comportements des Français et créé un imaginaire collectif dans lequel ils se reconnaissaient : la débrouillardise, le système D antidote à la bureaucratie, les mythiques prouesses amoureuses dont ils se sont toujours glorifié et l’art culinaire. Bref, la cause pourrait être à tout jamais entendue sans que l’élection d’un maire nationaliste dans la principale ville de Corse ou le développement d’un vigoureux esprit entrepreneurial transfrontalier au Pays Basque puissent y changer grand chose. Alors que tous les pays voisins ont, depuis longtemps, mis en place de puissantes communautés régionales (Espagne), une régionalisation dynamique (Italie et Royaume-Uni) ou un véritable système fédéraliste (Suisse, Allemagne et Belgique), la France, de par son exception culturelle, serait-elle donc vouée à l’uniformité, au centralisme et à la standardisation ? Pas forcément, même s’il faut en être conscient, ce sera plus dur qu’ailleurs à cause de l’histoire de ce pays qui s’est construit, non par l’adhésion des peuples mais par la conquête et l’annexion de ces mêmes peuples. Cela dit, l’histoire n’est écrite nulle part et rien n’est éternel.
Je voudrais, à présent, citer une personnalité incontestable et incontournable, telle que celle de Claude Levi-Strauss : « Car, si notre démonstration est valable, il n’y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité (Claude Levi-Strauss dans Race et Histoire). »
C’est ainsi, alors que les leviers de pouvoir et d’information (?) officiels cherchent à nous démontrer que l’histoire a un sens qui irait vers une cité mondiale unique, que la réalité les rattrape en démontrant le contraire. Cela explique tous leurs efforts et les moyens colossaux développés pour tenter d’infléchir les mentalités dans leur sens. Malheureusement, les forces centrifuges sont nettement plus fortes, naturellement, que les forces centripètes. La nature a toujours eu tendance à aller vers la diversité et non pas vers l’uniformité. Même si la « machine à broyer les cultures » pendant du « système à tuer les peuples » veut aller à l’encontre de cette tendance naturelle, il y a encore, sûrement, bien des raisons d’espérer. Et, c’est d’ailleurs, véritablement, la seule issue pour l’Europe (je parle ici de notre Vieux Continent et non pas du « Machin » baptisé U.E.) de survivre : c’est par l’émergence de toutes ses cultures et la renaissance de ses peuples (et non pas par la maintenance en vie, sous assistance respiratoire, des États-nations qui ont fait leur temps) que notre vieille Europe (ainsi que sa civilisation) survivra.
« Rien ne serait plus contraire à la vérité que de voir dans l’affirmation de l’identité culturelle de chaque nation, l’expression d’un chauvinisme replié sur soi-même. Il ne peut y avoir de pluralisme culturel que si toutes les nations recouvrent leur identité culturelle, admettent leurs spécificités réciproques et tirent profit de leurs identités enfin reconnues (M. Amadou Mahtar M’Bow, directeur général sénégalais de l’U.N.E.S.C.O.)
Robert-Marie Mercier
• D’abord mis en ligne sur Racines du Pays niçois, le 31 mars 2015.