Retrouver la magie du monde malgré l'horreur présente, tel est l'objet de ce recueil de Sylvain Tesson regroupant des articles publiés comme bloc-notes pour le magazine « Grand Reportages », mais également pour d'autres revues et quotidiens, de 2006 à 2012.
En choisissant la formule du bloc-notes, Sylvain Tesson explique dans l'introduction de ce recueil que « le bloc-notes, c'est l'hommage que l'observation rend aux détails. Les détails composent la toile du monde. Ils sont les atomes de la réalité, nom que les myopes donnent à la complexité, à la fragmentation des choses. Le faiseur de vitraux assemble des milliers d'éclats de verre. Soudain, surgit un dessin. Les Parties ont formé un Tout. De même pour le bloc-notes : les notes s'assemblent, elles font bloc. »
Nous retrouvons au fil des pages le vagabondage propre à cet « étonnant voyageur » qu'est Sylvain Tesson. Il nous mène des zones « grises » que sont devenues nos banlieues et autres zones de non-droit à la beauté des Calanques, en passant par l'Afghanistan ou les Kalash. Sans oublier nos forêts. Il manifeste ainsi que son amour de la géographie. Beauté du monde par sa diversité. Mais aussi horreur du monde actuel que Sylvain Tesson n'hésite pas à montrer et décrire avec un sens de la formule plutôt efficace.
Car Géographie de l'instant s’inscrit dans la veine des ouvrages de Sylvain Tesson, où partant du réel et de ce qu'il ressent, voit, touche, entend lors de ses voyages (parfois au plus profond de lui-même) il établit des aphorismes tranchants avec le côté un peu neuneu qu'ont certains carnets de voyage. A partir de simples détails, il établit quelques principes généraux ou universels, mais non universalistes. A l'instar d'Ersnt Jünger, que Sylvain Tesson cite régulièrement dans ce recueil. Aphorismes tant pour vanter la beauté d'une fleur, d'un insecte, d'un oiseau et par-delà de la beauté et de la poésie du monde – composant ainsi une sorte d'ode panthéiste –, l'écrivain-voyageur dresse surtout un tableau sombre de nos temps actuels. Principalement pour y montrer l'involution anthropologique due aux dernières réalisations progressistes et technicistes, notamment les réseaux « sociaux ». Comme cette note intitulée « Les Titans » (p. 232 de l'édition Pocket) :« Scène de la vie quotidienne. Je suis à la poste pour retirer un paquet qui m'est destiné. J'ai oublié mon avis de livraison. Moi, naïf : "Si je vous donne mon nom et la date ça ne suffit pas ?" Réponse : "Non ! Il faut un numéro, on a simplifié le système." La réduction de toute chose aux chiffres sonne le glas des dieux et l'avènement de temps bien sombres ». A tel point que pour Sylvain Tesson le silence, l'eau et le froid seront un luxe dans des temps très proches. Surtout le silence, précieux sésame pour la méditation et l'introspection.
Ensuite, une phrase de Chateaubriand revient chez lui comme une sorte de leitmotiv : « Les forêts précèdent les hommes, les déserts leur succèdent. » Que ce soit pour s'insurger contre l'horreur islamiste, principalement à l'égard des femmes ou des jeunes filles, mais aussi contre l'horreur moderne qui s'incarne par exemple dans le tourisme de masse, le pire ennemi du voyage, des voyageurs et de la beauté du monde et de la découverte.
Mais c'est surtout par ses aphorismes que Géographie de l'instant apparaît comme un manifeste certes écologiste (et réellement écologiste bien loin des mensonges du développement durable et du green washing) mais surtout comme une somme « décroissante », où la simplicité volontaire, l'émerveillement devant le monde en se passant de la technique, ou – ce qui pourrait choquer – une critique de l'explosion démographique irréversible depuis plus d'un siècle. Et on ne pourrait lui donner tort vu que la démographie est une donnée essentielle en politique... Ainsi, la note « Lévi-Strauss » (p. 38) : « Les éditions Chandeigne ont publié l'année dernière Loin du Brésil, court entretien de Véronique Mortaigne avec Lévi-Strauss. Le vieil ethnologue se souvient avec nostalgie de la planète de sa jeunesse, lorsque le monde ne comptait que 2,5 milliards d'êtres humains. Et il s'effraie de ce que la Terre soit aujourd'hui (sur)peuplée de six milliards d'individus. Michel Serres, lui, voyait dans la récente urbanisation des nations du monde et dans le gonflement monstrueux des mégalopoles la plus grande révolution humaine depuis le néolithique. Souvent, dans un square ou dans une rue, je croise des vieux messieurs pensifs et tristes. Désormais, je me dirai qu'ils sont en train de méditer sur notre termitière. » Dans la même veine, mais en plus angoissant, nous vous conseillons la note « Des chiffres et des maux » pp. 101 et 102.
On peut ajouter et surtout indiquer que la lecture de « Géographie de l'instant » agit comme un appel à sortir, à se confronter au réel, à éprouver les aphorisme de Sylvain Tesson, à les ressentir. Et à faire que chaque voyage, y compris dans nos contrées européennes, soit lui-même source de nos propres aphorismes. En somme, Sylvain Tesson affirme avec force que désormais tout est anthropologique, pour rester sereinement et pleinement humain. Et que l'émerveillement devant la beauté et la poésie du monde en est une première étape... Ce que résume parfaitement la note « Marche » p. 122 : « A pied, le chemin des Landes. Y a-t-il activité plus décroissante que la marche ? Le marcheur revient à sa nature profonde (la bipédie), s'emplit de la beauté du monde, ne laisse que l'empreinte de ses pas, apprend que ce qu'il ressent vaut mieux que ce qu'il possède. La clé du bonheur ? Pétrarque nous la livre dans une phrase que Schopenhauer place en exergue du Monde comme volonté et représentation : "Si quelqu'un marche toute la journée et parvient le soir à son but, c'en est assez." »
Arnaud / C.N.C.