Après un premier ouvrage, « Combats pour l'Europe 1992-1994 », dont le tirage initial fut épuisé en quelques mois, Maurice Allais est revenu en 2002 sur un sujet sur lequel il n'a cessé de réfléchir et de s'engager depuis près de cinquante ans : les « Nouveaux combats pour l’Europe 1995-2002 / Un aveuglement suicidaire. Pour une autre Europe » témoignent de l'engagement ancien et passionné de cet auteur pour la construction européenne.
Ce livre, publié en 2002 chez l’éditeur Clément Juglar, n’a fait l’objet d’aucune publicité lors de sa parution ni d’aucune réédition après épuisement. Que reproche donc Maurice Allais à la construction européenne ?
Essentiellement deux défauts majeurs :
– la politique commerciale extérieure de l’Union européenne ;
– ses institutions mal adaptées et trop éloignées des citoyens.
Maurice Allais, major de l’Ecole Polytechnique, Prix Nobel de Sciences économiques en 1988, n’a été interviewé par aucun journal, aucune radio ou télevision. Au moment où les Français s’interrogent avec anxiété sur le devenir de leur pouvoir d’achat, son ouvrage est toujours d’actualité. En voici deux courts extraits.
Polémia
A/ Les multinationales et le libre-échange
(p. 436-439)
C’est un fait que depuis les années soixante-dix les multinationales se sont multipliées aux Etats-Unis, et à leur suite dans le reste du monde. Leur nombre aujourd’hui est de plusieurs dizaines de milliers. Pour leur presque totalité elles ont leur siège dans les pays industrialisés. Pour certaines d’entre elles, l’existence de dizaines de filiales, réparties dans le monde entier, permet tous les abus.
Cette évolution s’est poursuivie à un rythme exponentiel. Elle a abouti à donner des pouvoirs exorbitants et une influence politique tout à fait excessive aux sociétés multinationales dont les stratégies ne mènent que trop souvent à des résultats tout à fait incompatibles avec les intérêts nationaux.
C’est sans doute aux Etats-Unis que les pouvoirs financiers et politiques des multinationales sont les plus puissants. Les délocalisations industrielles ont permis aux multinationales américaines de réaliser des bénéfices considérables qui ont accru leur pouvoir et leur influence politique.
Incontestablement les multinationales américaines pèsent d’un poids excessif, sinon exorbitant, sur la politique des Etats-Unis. Ce sont elles qui ont fini par imposer aux gouvernements américains successifs leur idéologie libre-échangiste, source de leurs profits. Ce sont elles qui ont réussi à dominer par personnes interposées toutes les grandes organisations internationales. Les multinationales européennes et celles de tous les autres pays n’ont fait que suivre l’exemple des multinationales américaines.
C’est là incontestablement un phénomène essentiel de notre temps que la multiplication exponentielle d’entreprises multinationales libres de transférer leur production partout dans le monde afin de profiter systématiquement des plus bas salaires.
Des effets majeurs
Au lieu d’employer des travailleurs de leur pays, les mutinationales transfèrent leur production dans des pays à bas salaires, réduisant drastiquement leurs personnels pour leur substituer à l’étranger des travailleurs payés à des salaires très bas aux cours des changes. Puis elles réimportent et vendent dans leur pays d’origine les produits ainsi fabriqués à l’étranger à bas prix.
Cette politique a entraîné aux Etats-Unis des effets analogues à ceux constatés en Europe. Les délocalisations ont entraîné une baisse des effectifs industriels dans la population active américaine d’environ 32,6% en 1974 à 27,5% en 1997, soit une baisse de l’ordre de 16%, alors que ce pourcentage s’était élevé d’environ 25,7% en 1950 à 32,6% en 1974, en augmentation d’environ 27%. Parallèlement l’inégalité s’est considérablement accrue aux Etats-Unis.
Le credo libre-échangiste
L’objectif du libre-échangisme mondial est de créer un marché mondial des marchandises, des services, des capitaux, et du travail. Le principe en est que n’importe quoi peut être fabriqué n’importe où dans le monde et vendu n’importe où ailleurs (1). Le libre-échange mondial est devenu un principe sacro-saint de la théorie économique moderne, un dogme universel, véritable religion dont il est interdit de mettre en cause les prémisses.
La presque totalité des économistes et des hommes politiques sont totalement dominés, et à vrai dire envoûtés, par cette doctrine. Cette doctrine est soutenue tous les jours par tous les médias que contrôlent plus ou moins ouvertement les multinationales bénéficiaires du libre-échange mondial.
Les défenseurs de la nouvelle doctrine confondent la rentabilité des multinationales avec la bonne santé de l’économie mondiale. Ils en arrivent à considérer que les profits des grandes multinationales et le niveau de leurs cours de bourse constituent un indicateur fiable de la bonne santé de l’économie et de la société.
Une réalité indiscutable
En fait, ce que l’on constate, c’est que le commerce international est dominé par les intérêts des multinationales et non par les intérêts des nations dans leur ensemble. Ce que l’on constate, c’est que l’économie mondiale est organisée au bénéfice des multinationales et non pas pour satisfaire les besoins fondamentaux des communautés nationales.
Aujourd’hui coexistent deux économies distinctes : celle des grandes multinationales et celle des nations. Leurs intérêts ne sont pas seulement différents. Ils sont antagonistes. A mesure que les multinationales délocalisent leur production dans des régions à bas salaires au cours des changes, elles détruisent des emplois dans leur propre économie nationale.
Dans ce système les perdants sont non seulement tous ceux qui sont réduits au chômage par suite des délocalisations, mais également tous ceux qui perdent leur emploi parce que leur employeur, n’ayant pas délocalisé, se trouve ruiné. Ce sont également tous ceux dont les salaires sont réduits par la concurrence des pays à bas salaires.
Les gagnants sont tous ceux qui peuvent obtenir des profits énormes en utilisant des sources pratiquement inépuisables de travail à très bon marché. Ce sont les sociétés qui délocalisent, celles qui peuvent payer des moindres salaires, et celles qui ont des capitaux à placer là où le travail est moins cher et où elles peuvent s’assurer ainsi une meilleure rentabilité. Ce sont les dirigeants des multinationales et leurs actionnaires qui partout sont favorables au libre-échangisme mondial. Ce sont eux qui effectivement s’enrichissent.
En réalité il nous faut distinguer entre les intérêts des groupes qui dominent la politique, l’administration et les affaires, et les intérêts des peuples. Les véritables besoins de chaque pays sont subordonnés de fait aux intérêts des multinationales, et à vrai dire aux intérêts des dirigeants des multinationales.
La responsabilité des dirigeants politiques
Ce système insensé ne se maintient que grâce à la complicité des dirigeants politiques.
Ce sont eux, en définitive, et eux seuls, qui sont responsables des conséquences du libre-échangisme mondial, car ce sont eux qui par leur fonction sont en charge de définir le cadre institutionnel des économies.
Le cas de la France
En France les partisans du libre-échangisme mondialiste soulignent que grâce aux importations à bas prix en provenance des pays à bas salaires les prix dans les grandes surfaces ont pu être considérablement abaissés.
C’est là effectivement ce que l’on voit, mais, comme le disait autrefois Frédéric Bastiat (2), ce qu’on ne voit pas, c’est l’accroissement correspondant du nombre de chômeurs qu’il faut faire vivre et dont les allocations sont financées par des impôts accrus. Ce que l’on ne voit pas, c’est aussi la destruction progressive de l’industrie.
Certains nous disent que la destruction des emplois dans l’industrie peut être compensée et au-delà par la création d’emplois dans l’hôtellerie et le tourisme et une grande partie des écoles d’ingénieurs pourrait être remplacée par des écoles hôtelières.
En fait, tous ces arguments s’effondrent dès que l’on examine les données de l’observation. Dans la partie II de la « Vue d’ensemble » de cet ouvrage, « Un aveuglement suicidaire », j’ai reproduit trois graphiques tout à fait essentiels. Le « Graphique II » montre que de 1974 à 1997 le pourcentage des emplois dans l’industrie relativement à la population active est passé de 27,61% à 16,24%, soit une baisse de 41%.
B/ La mondialisation, une menace pour la démocratie
(p. 408-409)
Q.13 : Est-ce que la mondialisation représente une menace pour les identités régionales, nationales et européennes ?
R. : En fait, c’est beaucoup plus qu’une menace ; la mondialisation, telle qu’elle est mise en œuvre, représente un danger majeur à l’encontre de la civilisation dans le monde entier, et tout particulièrement à l’encontre de la démocratie.
Il faut bien réaliser que les multinationales américaines se sont emparées du pouvoir politique aux Etats-Unis. Aucun représentant, aucun sénateur, aucun président des Etats-Unis ne peut se faire élire sans leur soutien.
Ces multinationales dominent en fait toutes les organisations, qu’il s’agisse du FMI, de l’OMC, de l’OCDE et même de l’Organisation de Bruxelles où partout elles ont placé des hommes dont le soutien leur est acquis.
A l’exemple des multinationales américaines, des multinationales se développent partout dans le monde avec les mêmes objectifs.
Cette domination des multinationales qui ne poursuivent que leurs propres intérêts représente aujourd’hui un danger majeur pour le monde entier.
Q.14 : Le déclin de l’Europe est-il irrémédiable ?
R.- Certainement pas. Si l’Europe réagit à temps, si elle prend conscience des dangers qui la menacent, si elle prend des mesures appropriées, elle pourra redevenir ce qu’elle n’a cessé d’être dans les derniers siècles : un foyer de culture et de civilisation incomparable.
Q.15 : Comment expliquez-vous que les médias français vous boycottent et préfèrent donner la parole à d’autres Prix Nobel ?
Cette attitude n’est pas nouvelle. Elle n’a cessé de se manifester depuis la fin de la guerre.
Pour ne prendre qu’un exemple, le Prix Nobel que j’ai reçu en 1988 a puissamment contrarié les médias français. Ainsi aucune chaîne de télévision française n’a envoyé de représentant à Stockholm, à l’encontre, par exemple, du Japon qui pourtant n’avait reçu aucun Prix Nobel en 1988.
La situation aujourd’hui est tout à fait semblable. Depuis douze ans que je combats la libéralisation totale des échanges, et que je ne cesse de souligner ses dangers mortels pour la France et l’Europe, ma voix n’a cessé d’être étouffée. Un silence de plomb a été fait sur mon dernier ouvrage « La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance ».
En fait, les médias ne sont pas libres. Ils sont sous la domination totale de groupes de pression totalement acquis aux thèses mondialistes. Ces groupes de pression agissent puissamment dans l’ombre et tout particulièrement par la voie des subventions accordées aux médias sous le couvert de la publicité.
En réalité, la démocratie n’est plus qu’une façade derrière laquelle agissent constamment des mafias de toutes sortes, poursuivant des objectifs qui, s’ils étaient réellement connus, seraient rejetés par la presque totalité du peuple français.
Correspondance Polémia, 06/04/08
Notes de la rédaction :
(1) D’où l’universalité d’un grand nombre de produits au détriment des produits spécifiques aux pays et aux peuples, débouchant sur une perte d’identité.