Le 8 mai 1936, mourait à Munich l’un des hommes qui ont le plus fait, dans la crise profonde de la défaite allemande, pour maintenir intact le moral de son pays et rendre possible un redressement : celui que nous voyons se développer sous nos yeux. Cet homme est en outre un cerveau de premier ordre, un de ces savants gigantesques — comme il en apparaît quelques-uns au cours de l’histoire de l’Europe, depuis Roger Bacon jusqu’à Vinci, Descartes, Newton, … — sorte de Titan spirituel, sur les découvertes duquel repose, avouée ou non, une grande partie de l’orientation de la pensée contemporaine.
Ce philosophe — puisque les travaux historiques d’Oswald Spengler sont en quelque sorte “enveloppés” dans une philosophie — a été cependant assez peu remarqué en France, dans la période qui a suivi immédiatement la Première Guerre mondiale (1). En Allemagne, son Déclin de l’Occident (Untergang des Abendlandes) a connu un succès sans précédent pour un ouvrage aussi sévère, puisqu’il dépasse aujourd’hui le 110e mille — succès d’actualité, mais également succès de profondeur. Le livre venait “à son heure”, au moment où la défaite semblait contredire les aspirations de la grande majorité des Allemands et les livrer au désespoir ; il leur démontrait, par l’alliance d’une immense érudition et d’une pensée rigoureuse, l’inanité de la philosophie du progrès généralement admise et les voies qu’ils devaient adopter désormais, s’ils voulaient se relever.
Aujourd’hui, les idées de Spengler ont disparu au second plan, dépassées qu’elles sont par la poussée plus apparente des sentiments de race, des mystiques de l’ordre, voire même de la pure apologie de la force. Elles n’en subsistent pas moins dans le domaine intellectuel — face à l’expansion véritablement angoissante du raisonnement matérialiste dans la masse des peuples blancs — comme l’expression profonde et authentique de tous les jeunes mouvements révolutionnaires, de ceux qui ne veulent pas subir la “mécanisation” envahissante, et qui ne la subiront pas. Il serait temps qu’en France, et particulièrement en Bretagne, cet ensemble de découvertes de l’ordre psychologique soit pris à sa juste valeur, que l’âme celtique soit mise désormais, et maintenue irrémédiablement, en face d’un système qui lui est si intimement apparenté et qui, convenablement appliqué, peut faire jaillir son renouveau.
Oswald Spengler est né en 1880, dans la petite ville de Blankenburg-en-Harz. De confession luthérienne, comme un grand nombre de ses compatriotes, il fit des études littéraires et scientifiques très complètes aux grandes Universités de Halle, Munich, Berlin, et il fut reçu docteur en philosophie en 1904 avec une thèse sur l’ancien penseur grec Héraclite d’Éphèse. Il nous raconte lui-même, dans l’Introduction de son grand ouvrage (paragr. 16), comment il fut amené, dans les années qui précédèrent la guerre de 1914, à concevoir toute l’étendue de son système de l’histoire (2). Les approches d’un grand conflit européen ne lui ont pas échappé ; cette marche fatale des événements l’inquiète : « En 1911, étudiant certains événements politiques du temps présent, et les conséquences qu’on en pouvait tirer pour l’avenir, je m’étais proposé de rassembler quelques éléments tirés d’un horizon plus large ». En historien, il tente de comprendre sans parti-pris, de s’expliquer les tendances actuelles à l’aide de son expérience des faits anciens : « Au cours de ce travail, d’abord restreint, la conviction s’était faite en moi que, pour comprendre réellement notre époque, il fallait une documentation beaucoup plus vaste. […] Je vis clairement qu’un problème politique ne pouvait pas se comprendre par la politique même et que des éléments essentiels, qui y jouent un rôle très profond, ne se manifestent souvent d’une manière concrète que dans le domaine de l’art, souvent même uniquement dans la forme des idées. […] Ainsi, le thème primitif prit des proportions considérables ».
L’histoire de l’Europe lui apparaît dès lors sous un jour tout nouveau : « Je compris qu’un fragment d’histoire ne pouvait être réellement éclairci avant que le mystère de l’histoire universelle en général ne fût lui-même tiré au clair. […] Je vis le présent (la guerre mondiale imminente) sous un jour tout différent. Ce n’était plus une figure exceptionnelle, qui n’a lieu qu’une fois, mais le type d’un tournant de l’histoire qui avait depuis des siècles sa place prédéterminée ». Un système s’est fait en son esprit, qui ne lui laisse plus de doutes sur la marche générale de l’histoire — et point seulement celle de notre civilisation européenne : « Plus de doute : l’identité d’abord bizarre, puis évidente, entre la perspective de la peinture à l’huile, l’imprimerie, le système de crédit, les armes à feu, la musique contrapuntique et, d’autre part, la statue nue, la polis, la monnaie grecque d’argent, en tant qu’expressions diverses d’un seul et même principe psychique ». Chaque civilisation suit un cours qui lui est propre, avec une rigueur entière et véritablement impressionnante. Du même coup, il a saisi le sens profond de l’inquiétude de l’homme moderne et il en ressent comme une assurance, délivré qu’il est de ses manifestations multiples et contradictoires :
« Une foule de questions et de réponses très passionnées, paraissant aujourd’hui dans des milliers de livres et de brochures, mais éparpillées, isolées, ne dépassant pas l’horizon d’une spécialité, et qui par conséquent enthousiasment, oppressent, embrouillent, mais sans libérer, marquent cette grande crise. […] Citons la décadence de l’art, le doute croissant sur la valeur de la science ; les problèmes ardus nés de la victoire de la ville mondiale sur la campagne : dénatalité, exode rural, rang social du prolétariat en fluctuation ; la crise du matérialisme, du socialisme, du parlementarisme, l’attitude de l’individu envers l’État ; le problème de la propriété et celui du mariage, qui en dépend. […] Chacun y avait deviné quelque chose, personne n’a trouvé, de son point de vue étroit, la solution unique générale qui planait dans l’air depuis Nietzsche. […] La solution se présenta nettement à mes yeux, en traits gigantesques, avec une entière nécessité intérieure, reposant sur un principe unique qui restait à trouver, qui m’avait hanté et passionné depuis ma jeunesse et qui m’affligeait, parce que j’en sentais l’existence sans pouvoir l’embrasser. C’est ainsi que naquit, d’une occasion quelque peu fortuite, ce livre… Le thème restreint est donc une analyse du déclin de la culture européenne d’Occident, répandue aujourd’hui sur toute la surface du globe ».