Initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit.
Pour qu’il y eût un commencement fut créé l’homme, avant qui il n’y avait personne.
Saint Augustin cité par Arendt (1)
L’admirable préface de La Crise de la culture n’est pas seulement une somptueuse ouverture aux huit « exercices de pensée politique » qui, « comme dans une suite musicale, sont écrits dans le même ton ou dans des tons relatifs », elle est beaucoup plus profondément dévoilement de l’unité de la vie, de l’œuvre, et de l’action de Hannah Arendt. La vie : celle d’une juive allemande confrontée au nazisme ; l’œuvre : celle d’une philosophe qui sait que « dans ce creux entre passé et futur, on trouve sa place quand on pense » (VE, t. 1, p. 234) (2) ; l’action : penser permet de juger l’événement, rend « apte à distinguer le bien du mal, le beau du laid. Aptitude qui, aux rares moments où l’enjeu est connu, peut très bien détourner les catastrophes… » (ibid., p. 219). Ne dissociant jamais la question de savoir “qui” est l’homme de sa relation aux autres telle qu’elle apparaît dans l’action, la pensée philosophique de Arendt est naturellement aussi philosophie politique. C’est pourquoi la question du pouvoir est au centre de sa réflexion. Quelle fondation lui donner ? L’enjeu de la question est bien celui de notre capacité à instituer un pouvoir durable.
Si l’on veut esquisser la réponse de Arendt, il sera tout d’abord nécessaire de rappeler brièvement ses analyses du système totalitaire, ce régime politique à proprement parler im-monde, et qui constitue le thème du troisième volume du Totalitarisme (1951). Par opposition, le rappel rapide du livre majeur de Arendt, La Condition de l’homme moderne, nous donnera le moyen de saisir le lien entre la notion anthropologique d’action et la notion politique de pouvoir. L’élucidation des concepts de pouvoir, de puissance, de force, de violence permettra alors de prendre la mesure de l’originalité de la conception que Arendt se fait du pouvoir, et de saisir ce qui peut assurer le fondement ou la fondation de celui-ci.
I — De l’homme totalitaire à l’homme d’action
En quoi consiste donc le système totalitaire ? C’est une spécificité, hélas, de notre siècle. On ne peut le confondre en effet avec le régime tyrannique, bien connu depuis les analyses de Platon (Gorgias, La République). Contrairement à la tyrannie “vulgaire” qui concentre ses efforts sur le domaine politique, la domination totalitaire pénètre et contrôle le domaine privé et le domaine social. On peut dire que. comparée au totalitarisme dans les mains du Führer ou du Secrétaire du Parti, la tyrannie est dans celles du tyran comme un « canif pour enfant en compétition avec des armes atomiques ».
◊ 1. “L’homme totalitaire”
Le système totalitaire dégage bien les traits de ce régime, tant dans sa version nazie que dans sa version stalinienne : 1) une idéologie officielle, imposant littéralement une logique des idées telle que le monde se plie effectivement à ses déductions, sachant déjà que « les idéologies modernes… sont beaucoup mieux adaptées pour immuniser l’âme de l’homme contre le contact choquant de la réalité qu’aucune religion traditionnelle connue » (CC, L’autorité, p. 176) ; 2) un parti unique de masse dirigé par le Führer ou le Secrétaire du Parti ; 3) une terreur que la police politique se charge de faire régner en la dirigeant non plus contre les adversaires réels ou possibles du régime, mais contre des couches sociales entières, avec pour destination le camp de concentration ou le goulag ; 4) l’atomisation de la société et l’isolement de chaque individu par la destruction de toutes les structures traditionnelles (famille, Église…), la mise au pas dès l’enfance de la population et le quadrillage de la vie sociale ; 5) la prise en main totale de l’information et des media.
Quel type d’homme produit le régime totalitaire ? Le terme produit l’indique clairement : “l’homme totalitaire” est littéralement un produit fini : “L’homme totalitaire” ne pense pas. Le procès d’Eichmann à Jérusalem permet de vérifier cette assertion : « l’effrayante, l’indicible, l’impensable banalité du mal “vient du” manque de pensée » (VE, t. 1, La pensée, PUF, p. 19). Eichmann ne manquait pas de puissance cérébrale : ni de puissance de calculer, ni de puissance de connaître (cf. VE, t. 1, p. 74). Il était tout bêtement incapable de penser, de poser la question du sens de ses actions et de juger leur valeur. Ainsi “l’homme totalitaire” ne pense pas. De plus, il n’agit pas.
◊ 2. L’homme d’action
Qu’est-ce en effet qu’agir ? Il est nécessaire, pour répondre à cette question, d’évoquer plus longuement les analyses de La Condition de l’homme moderne. Après le travail et l’œuvre Arendt y fait l’analyse de l’action, la dernière des activités de la vita activa, expression par laquelle elle désigne les trois activités fondamentales qui dépendent des conditions spécifiques de la vie de l’homme sur terre. Le travail est l’activité qui « correspond à sa condition d’être vivant (animal laborans), soumis aux processus biologiques du corps ». L’œuvre est l’activité de fabrication par laquelle l’homme produit (homo faber) des objets durables manifestant ainsi sa condition d’appartenance au monde, « cet espace que j’habite et qui doit présenter un visage décent ». L’action est la seule activité « qui mette directement en rapport les hommes, sans intermédiaire des objets ni de la matière ». Elle est « conditionnée par le fait de lapluralité humaine, par le fait que vivre veut toujours dire vivre parmi les hommes, parmi ceux qui sont mes égaux » (in : Études phénoménologiques n° 2, p. 21-22).
Agir permet à l’homme de manifester sa capacité à entreprendre (grec archeïn, latin agere) une action publique, rendant visible sa condition d’être politique, c’est-à-dire d’être libre. « La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action » (CC, La liberté, p. 190). La liberté en effet n’est pas d’abord le libre arbitre, attribut de la volonté et de la pensée caractérisant l’intériorité du sujet ; c’est avant tout la qualité de l’homme qui agit, qui prend une initiative surprenante et à ce titre imprévisible, puisqu’elle interrompt le cours naturel des choses. Ainsi l’initiative de René Char d’entrer dans la Résistance, action qui surprend même celui qui l’entreprend : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». L’action est une in-novation qui intéresse les égaux — au sens originel du verbe inter-esse — qui met en jeu l’être, le sens du vivre-ensemble, et au sens moderne du mot intéressant : bon pource vivre-ensemble. Cette initiative les confirme comme égaux, puisqu’ils sont également capables de s’étonner, d’admirer, de goûter l’excellence — ce que les Grecs nommaient arétè — d’un tel acte qui scelle leur cohésion : « À tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir ».
Comment donc un système qui fait régner la terreur, qui atomise les individus, qui conduit ses exécutants à se considérer comme de simples fonctionnaires méticuleux faisant du mal une banalité toute ordinaire, qui supprime l’espace public, pourrait-il permettre à l’homme d’agir ? L’« homme totalitaire » n’agit donc pas : il ne peut innover.
Précisément, c’est cette notion d’innovation, de nouveauté, et conséquemment d’imprévisibilité qui relie le concept anthropologique d’action et le concept politique de pouvoir.
II – De la définition du pouvoir à sa fondation
◊ 1. Définition du pouvoir
L’action du penseur, sa contribution à l’institution du pouvoir, c’est d’abord de le bien définir. Le totalitarisme ne peut tuer la pensée qu’en s’emparant de la langue, comme le notait G. Orwell dans 1984 : « C’est une belle chose, la destruction des mots ». Arendt répond : « Seule demeure la langue maternelle ». Si nous voulons établir donc un pouvoir juste, il faut commencer par définir les mots avec justesse. Arendt écrit ainsi : « utiliser les mots “pouvoir”, “puissance”, “force”, “autorité”… comme s’il s’agissait simplement de synonymes, non seulement dénote une certaine insensibilité à leur signification linguistique, ce qui paraît assez grave, mais témoigne en outre d’une ignorance regrettable des réalités auxquelles ce langage se réfère » (Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Agora, p. 143).
Quelle analyse Arendt fait-elle du concept de pouvoir ? La conception la plus habituelle du pouvoir le caractérise comme commandement. Pour Max Weber le pouvoir est présent chaque fois que je puis avoir la chance de « faire prévaloir ma volonté sur la résistance d’autrui » (MV, p. 136). Mais concevoir pareillement le pouvoir en termes de rapport de forces, n’est-ce pas risquer de le confondre avec la force elle-même, sinon avec la violence, donnant raison à l’opinion ? Ainsi « le langage courant utilise la force comme synonyme de violence, particulièrement quand la violence est utilisée comme moyen de contrainte » note Arendt (MV, p. 145). Se distinguant par « son caractère instrumental » (ibid., p. 146), la violence serait ainsi « le pouvoir du gouvernement » (ibid., p. 147). Max Weber ne définit-il pas l’État comme « un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime » ? Ce risque de confusion est pour Arendt révélateur d’une tradition de pensée qui conçoit les règles définissant le jeu politique comme imposées. Or, si le pouvoir est assimilé à la domination de l’homme sur l’homme, c’est parce que plus profondément la liberté politique est assimilée à la souveraineté. Et Arendt de remarquer que cette « assimilation a toujours été admise sans discussion par la pensée politique comme par la philosophie » (CHM,L’action, p. 299). Autrement dit, la pensée de Arendt va à l’encontre de toute cette tradition de pensée qui, de Platon à Rousseau en passant par Hobbes, dénie à tout homme sa capacité d’agir : « S’il était vrai que la souveraineté et la liberté sont identiques, alors bien certainement aucun homme ne serait libre, car la souveraineté, idéal de domination et d’intransigeante autonomie, contredit la condition même de pluralité. Aucun homme n’est souverain, car la terre n’est pas habitée par un homme, mais par les hommes : et non pas, comme le soutient la tradition depuis Platon, en raison de la force limitée de l’homme qui le fait dépendre de l’assistance d’autrui » (CHM, p. 299).
Quelle alternative Arendt propose-t-elle à cette conception du pouvoir-domination ? Le pouvoir qui autorise l’action de chacun et suscite le consentement : « le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé » (MV, p. 144). Dès lors, il est ce qui consacre la cohésion de la pluralité, faisant apparaître son vivre-ensemble public, son espace politique, « cet espace potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant » (CHM, p. 260). Le pouvoir manifeste la puissance — littéralement cette potentialité (dynamis, potentia, Macht) —, de la pluralité, libérant éventuellement la force définie comme « énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux » (ibid.). Comme l’écrit P. Ricœur (intr. CHM, p. 26) « le pouvoir est le modèle d’une activité qui ne laisse aucune œuvre derrière elle et épuise sa signification dans son propre exercice ». On voit donc bien à quoi s’oppose le pouvoir ainsi défini : il s’oppose à la violence, qui peut être le fait d’un seul et s’exercer de façon instrumentale. La violence est le pouvoir du faible. Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, c’est son absence.
Reste à savoir si le pouvoir tel que le définit Arendt peut avoir lieu, s’il n’est pas littéralement utopique. Ce qui fait sa force (la spontanéité imprévisible et tout aussi fugace de l’action, la logique du consentement) est ce qui aussi fait sa faiblesse (sa fragilité, le poids de l’opinion). Le pouvoir-consentement serait-il une idée subvertissant toute institution du pouvoir, ne donnant naissance au mieux qu’à une révolte épisodique, incapable de prendre la forme juridique de l’institution (désobéissance civile, révolte étudiante…) ? Arendt n’est-elle pas conduite épistémologiquement à fonder ce pouvoir-consentement sur l’opinion, au risque de sacrifier l’idée même de théorie politique ? N’est-elle pas conduite à ne pouvoir proposer d’autre fondation au pouvoir qu’une civitas romaine mâtinée d’isonomie grecque, nostalgie de l’autorité d’une tradition révolue ?
◊ 2. Fondement et fondation du pouvoir
— L’opinion comme fondement ? « Tout gouvernement repose sur l’opinion ». Cette affirmation de James Madison, un des rédacteurs de la Constitution américaine, revient plusieurs fois sous la plume de Arendt, dans Sur la violence (MV, p. 141) et Vérité politique (CC, p. 296, où elle est précédée de cette autre : « L’opinion, et non la vérité, est une des bases indispensables de tout pouvoir »). Comment interpréter ces affirmations ? Arendt sacrifierait-elle le discours critique sur la politique, sans lequel il n’est pas de théorie politique, au discours pratique du politique, comme on serait tenté de le faire (cf. la critique de Habermas) ? Indiquerait-elle simplement par là que le mode d’argumentation propre à la pratique politique relève bien de la rhétorique, se situant dans le droit fil de l’analyse aristotélicienne ? C’est là l’interprétation de Ricœur : « Argumenterait-on en politique si on disposait d’un savoir intellectuellement contraignant ? » (Pouvoir et violence, in : Lecture 1, Seuil, p. 34) ? Cette dernière interprétation semble bien confirmée par la démarche générale de Arendt : la seule garantie pour la correction réciproque de nos pensées tient à ce que « nous pensons pour ainsi dire en communauté avec les autres, à qui nous communiquons nos pensées comme ils nous communiquent les leurs » (Kant, cité in CC, p. 299) ; Vérité et politique affirme encore plus nettement : « la discussion constitue l’essence même de la vie politique » (CC, p. 307). Arendt dénonce constamment la tentation de Platon de transformer les Idées en instruments de mesure, l’action politique en production artisanale, l’idéalisme politique faisant ainsi bon ménage avec l’artificialisme. C’est donc à une politique du sens commun, à une élucidation du jugement politique comme « un mode de penser élargi » dérivé de la Critique du jugement de Kant (§ 40) que Arendt en appelle : discuter en commun du bien-vivre, n’est-ce pas permettre à la liberté d’avoir lieu ? Si l’opinion intervient bien dans la pratique politique, elle n’est donc pas pour autant le fondement d’une théorie du pouvoir. L’opinion ne tient pas lieu de pensée ; par contre l’expression publique de son “opinion” est la garantie la plus sûre de la liberté de penser. Et penser libère “le plus politique” de nos pouvoirs mentaux, la faculté de juger.
— L’autorité comme fondation ? On connaît les longues et belles analyses conduites par Arendt (CC, p. 121…) pour élucider ce concept d’autorité, repris à son origine. L’autorité est une idée romaine, incarnée par la trinité religion-tradition-autorité. En découle l’idée du caractère sacré de la fondation : « Le mot auctoritas dérive du verbe augere, “augmenter”, et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c’est la fondation » (CC, p. 160). Les Romains ont vécu une expérience politique de la fondation, mais leur expérience a été perdue. Les Grecs ont voulu légitimer philosophiquement le pouvoir, mais n’y ont pas réussi. En quoi l’idée d’autorité peut-elle apporter au pouvoir cette fondation qui lui fait défaut ? Précisément, en assurant à ce pouvoir imprévisible, fragile et fugace cette expérience durable dont il manque. C’est pourquoi toute ré-volution est obsédée par « l’énigme de la fondation » (VE, t. 2, p. 245). Identifiant hélas fondation et fabrication, Machiavel et Robespierre ont confondu pouvoir et violence. La révolution américaine, elle, n’a pas fait cette confusion. Les pères fondateurs « ont fondé sans violence et à l’aide d’une constitution un corps politique complètement nouveau » (CC, p. 183 ; cf. aussi l’Essai sur la Révolution). L’autorité augmentant ainsi le pouvoir, celui-ci peut non seulement avoir lieu mais durer.
Ce que cherche Arendt dans la fondation du pouvoir par l’autorité n’est pas le retour nostalgique à un passé révolu : elle cherche au contraire, comme l’écrit profondément Ricœur (op. cit., p. 42), à relier « l’oublié de ce que nous sommes du seul fait d’agir ensemble — fût-ce sur le mode polémique — et l’oublié de ce que nous avons été par la force d’une fondation antérieure toujours présumée et peut-être à jamais introuvable… »
« Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé. » Faulkner (cité par Arendt, préf. CC, p. 21)
Contre l’homme totalitaire, Arendt affirme la capacité d’innovation accordée à tout homme du fait de sa naissance ; contre le pouvoir-domination, elle pense le pouvoir-innovation, augmentant le vivre-ensemble de la pluralité. Pour préserver la capacité d’innovation, « ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant, il faut une éducation conservatrice » (CC, p. 247) ; pour inscrire le pouvoir-innovation dans la durée, il faut le fonder sur la « tradition de l’autorité ». La pensée paradoxale de Hannah Arendt est toujours intempestive : l’espace de pensée qu’elle ouvre au cœur du temps invite chacun à commencer d’y tracer son propre sentier.
► Jean Bezel, in : Analyses & Réflexions sur le pouvoir, ouvrage coll., ellipses, 1994.
Notes :
1. in : La Condition de l’homme de moderne, Calmann-Lévy, Agora, 1958, p. 233.
2. Dans la suite de cet cet article, on trouvera on trouvera les abréviations suivantes : CC pour La Crise de la culture ; CHM pour La Condition de l’homme moderne ; : MV pour Du mensonge à la violence ; VE pour La Vie de l’esprit.