Par Georges Gondinet pour Totalité n°12, été 1981.
L’œuvre de John Ronald Reuel Tolkien a suscité, dans les pays industrialisés, un nombre remarquable d’enthousiasmes. L’importance de ces derniers n’a plus besoin, depuis longtemps, de démonstration : elle se constate. Tolkien a certainement dépassé le chiffre incroyable de cinquante millions de lecteurs dans le monde entier. Traduite en plus d’une dizaine de langues, de l’Extrême-Orient à l’Amérique latine, souvent publiée sous forme de livres de poche, son œuvre gagne un public de plus en plus étendu(1). Son cas littéraire, nous explique Marco Tarchi, « dépasse-les dimensions horizontales de la génération, impliquant enfants et adultes, et les dimensions verticales de la classe ou de la profession, touchant les étudiants, les ménagères, les professions libérales, les employés». Cet engouement prodigieux a bien sûr été accompagné d’une commercialisation particulièrement efficace et, devons-nous ajouter, rentable. Dans un pays extrêmement apte à récupérer et soumettre aux lois dumarketing et du profit les événements culturels (nous voulons évidemment parler des États-Unis), le « mythe » Tolkien a donné naissance à des calendriers, des badges, des cartes postales et même des tee-shirts(2). Comme le souligne pertinemment le critique italien Servadio, il ne manque que « les foulards de soie et les cravates Tolkien ».
Pourtant, cette utilisation mercantile d’une œuvre riche en potentialités ne doit pas laisser place au soupçon. En effet, d’une part, le contenu des livres de ce délicieux conteur a reçu, en France tout du moins (et le présent dossier de Totalité voudrait commencer à combler cette lacune), peu de commentaires véritablement attentifs et enrichissants(3). Or, seule une lecture clairvoyante et débarrassée de certains préjugés peut permettre d’appréhender le monde créé par Tolkien comme porteur d’une vision traditionnelle du monde : toute interprétation « profane » ou conformiste d’un livre aussi puissant que Le Seigneur des Anneaux relève du détournement de texte et de l’obscurantisme rationaliste(4). D’autre part, s’il n’est pas nécessaire d’être un marginal pour lire Tolkien, il faut reconnaître que l’audience du Seigneur des Anneaux ne saurait s’expliquer sans les événements de mai 1968, les désillusions profondes de certains révoltés. Incontestablement, la perte de crédibilité du marxisme-léninisme a donné de fervents lecteurs à celui que l’on a appelé « le Seigneur des Légendes ». Du reste, si le lecteur ordinaire s’amuse en prenant connaissance des aventures de Bilbon et de Frodon, seuls les rebelles et les désespérés savent y trouver la capacité d’affirmation d’un monde différent, d’un univers excluant les pseudovaleurs de la société de consommation. Plus qu’un divertissement, ils en tirent une émotion réelle :
« Déçus par les contradictions du progrès, jeunes de droite et de gauche, anarchistes de toute couleur, contestataires, y trouvent une profonde aspiration idéale au changement, à la construction d’un monde différent. » Marco Tarchi.
Ainsi, la condition préalable pour recevoir le message tient dans le refus radical de la réalité dans laquelle nous vivons, la volonté de s’évader de la réalité officielle. Cette remarque explique le succès spectaculaire que Tolkien rencontre au sein de la droite radicale italienne, laquelle a déjà produit des interprétations originales et provoqué un mouvement culturel fructueux(5).
« On peut même admettre que certains auteurs aient seulement voulu “faire de l’art”, et y soient parvenus, si bien que leurs productions semblent donner raison à ceux qui ne connaissent et n’admettent que le point de vue esthétique. Cela n’empêche cependant pas qu’en cherchant ainsi “à ne faire que de l’art”, et dans la mesure même où ils ont obéi à un élan spontané, c’est-à-dire à un processus imaginatif incontrôlé, ils aient aussi fait autre chose, qu’ils aient conservé ou transmis, ou fait agir, un contenu supérieur que l’œil expérimenté saura toujours reconnaître et dont certains auteurs seraient les premiers à s’étonner, s’il leur était clairement indiqué. » Julius Evola.
Forgé jadis par Sauron de Mordor, Seigneur des Ténèbres, l’Anneau de Puissance doit lui permettre de dominer les possesseurs des autres anneaux magiques, d’imposer au monde sa loi :
« Trois Anneaux pour les Rois Elfes sous le ciel,
Sept pour les Seigneurs Nains dans leurs demeures de pierre,
Neuf pour les Hommes Mortels destinés au trépas,
Un pour le Seigneur des Ténèbres sur son sombre trône
Dans le Pays de Mordor où s’étendent les Ombres
Un Anneau pour les gouverner tous, un Anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les ramener tous et dans les ténèbres les lier
Au Pays de Mordor où s’étendent les Ombres. »
Mais l’Anneau Unique a disparu. Un Hobbit, Bilbon Sacquet, l’a retrouvé, emporté chez lui et confié à son cousin et fils adoptif Frodon. Ainsi commence l’une des œuvres les plus puissantes du siècle, Le Seigneur des Anneaux. La suite de la première partie, « La Communauté de l’Anneau », nous narre la décision que prend Frodon de quitter la Comté, sa patrie, pour faire échec à Sauron. Car si ce dernier s’empare à nouveau de l’Anneau, le règne de l’Ombre s’étendra partout à jamais. À travers des périls sans nom, menacés par les Cavaliers Noirs de Sauron, Frodon et ses compagnons parviennent, avec l’aide d’Aragorn le Rôdeur d’Eriador, à la Maison d’Elrond, à Fondcombe. Lors du grand Conseil d’Elrond, il est décidé de tenter la destruction de l’Anneau. Frodon se voit nommé Porteur de l’Anneau. Sa mission consiste à parvenir, coûte que coûte, à la Montagne de feu, en Mordor (pays de l’Ennemi), seul lieu où l’Anneau maléfique peut être anéanti. Il ne voyagera pas seul. Font partie de la Communauté de l’Anneau: Aragorn et Boromir, fils du Seigneur de Gondor, représentants les hommes ; Legolas fils du Roi des Elfes, pour les Elfes ; Gimli fils de Gloin du Mont Solitaire, pour les Nains ; Frodon avec son serviteur Samsagace et ses deux jeunes cousins Meriadoc et Peregrin, pour les Hobbits ; enfin, Gandalf le Gris(6). Mais après bien des aventures et un séjour dans le merveilleux pays elfique de la Lorien(7), la communauté est obligée de se diviser.