« Un accord historique ! Un événement historique ! Une rencontre historique ! ». Ce qualificatif – souvent suivi d’un point d’exclamation – est attribué de nos jours avec tant de prodigalité que l’observateur averti y reconnaît instinctivement la marque d’un non-événement. On dirait l’expression galvaudée si le phénomène n’était que marginal ou peu important. Ce n’est pas le cas : son usage est devenu si général qu’il faut bien parler de mutation sémantique. Cette grave altération du sens est un fait de société ou, pour le dire de façon pédante, un fait social total.
Un concert de papys rockeurs sur une île tropicale (qui fête justement sa sortie de l’Histoire) (1), un spectacle de balle à la main opposant des millionnaires aux tenues bariolées (2) ou, sur un registre plus solennel, le dépôt d’une gerbe de fleurs sur un mémorial (3): tout cela est historique.
Tout n’est pas « historique »
Mutation sémantique, disions-nous, car ce mot ne signifie plus du tout la même chose que ce que nous indiquent la tradition et l’étymologie. L’histoire – « enquête » en grec – implique une étude du passé (l’Histoire, avec une majuscule, entendue comme totalité du devenir humain), cette dernière notion pouvant être définie comme désignant les actions déjà effectuées mais dont les effets ne sont pas totalement épuisés (le passé, c’est ce qui ne passe pas), ne serait-ce que parce que le simple fait de pouvoir les étudier les sauve de l’oubli.
Notons en outre que cette enquête implique la hiérarchisation des événements – le passé humain est un vaste magma que seuls des choix et un classement des faits peuvent rendre partiellement intelligible – et donc un certain recul, car ordonner la matière historique requiert une distance chronologique (l’historien écrit après, sinon c’est un reporter), mais aussi affective, ontologique et idéologique, avec les objets que l’historien manipule.
Cette définition sommaire de l’histoire, nous le voyons bien avec les trois exemples pré-cités, ne correspond absolument plus à l’usage qui en est fait aujourd’hui. Le brevet d’historicité n’est plus attribué par un spécialiste mais par n’importe quel profane, en général un journaliste voulant donner un peu de piquant à son marronnier, et dont la seule enquête – pour revenir à l’étymologie – consiste à paraphraser une dépêche télégraphique fournie par une agence de presse. Surtout, l’élément le plus significatif est le fait que « historique » s’applique non plus aux faits passés mais à des événements qui sont en train de se dérouler. C’est ce que l’historien François Hartog appelle « présentisme » : nous vivons dans un régime d’historicité (c’est-à-dire, une façon d’articuler mentalement passé, présent et futur) dans lequel règne l’immédiateté, qui impose son joug abrutissant à une humanité post-moderne dépourvue de racine et de perspective.
Sans conscience historique, le monde se trouve dépourvu de signification
Énumérer les corollaires et implications du « présentisme » s’avère un exercice cruel pour l’homme-masse contemporain ; nous signalerons simplement que l’absence de raisonnement diachronique provoque chez lui les mêmes travers que le structuralisme a infligé aux Humanités, à savoir une triple incapacité à cerner le changement (car si tout peut être qualifié d’historique, il n’y a plus d’événement à proprement parler), à appréhender le monde hors du langage (« historique » est devenu une invocation magique, par laquelle le journaliste mène une opération de transmutation de la réalité) et à aborder le sujet, la liberté et l’irréductible (qualifier un événement en cours d’ « historique », c’est d’emblée le ranger dans une case prédéfinie, lui assigner une signification figée).
Cet emploi perverti du mot « historique » a ceci d’inquiétant qu’il ne nous semble pas être une simple mode langagière mais, disions-nous, un « fait social total » impliquant tous les ressorts et tous les aspects de nos sociétés post-modernes à l’agonie. Cinq tendances délétères sont ainsi illustrées et alimentées :
– Le relativisme, qui se traduit par une incapacité à hiérarchiser et même à différencier ;
– Le narcissisme, car en qualifiant tout et n’importe quoi d’ « historique », l’homme-masse s’élève au Pinacle des Époques, oubliant la nécessaire humilité dont tout Moderne doit témoigner à l’égard des Anciens ;
– Le Spectacle, car dans le commentaire de l’actualité tout temps mort est proscrit (on risquerait de s’ennuyer et donc de réfléchir) ;
– L’infantilisation résultant de l’eudémonisme, car l’actualité qualifiée d’ « historique » est toujours positive, indolore et aseptisée – les événements dramatiques, qui sont le sel de l’Histoire et qui portent du sens car ils résultent de l’exacerbation des passions, ne sont presque jamais qualifiés comme tels (j’ai ainsi vainement cherché un article récent qualifiant les événements de Syrie d’historiques) ;
L’Histoire revient au pas de charge
Ainsi va notre Occident post-moderne, dormeur éveillé, qui plane en apesanteur sur un Monde dont il se croit encore le démiurge et qui pourtant se dérobe chaque jour davantage à lui. La fin de l’Histoire est terminée, la cause est entendue ; c’est le vice des empires à leur apogée que de se croire au terme des Temps. Les Américains ont eu Fukuyama dans les années 1990, Aelius Aristide a fait l’éloge de la Rome éternelle sous les Antonins, et c’est au sommet de leur domination mondiale que les Européens ont conçu leurs projets de paix perpétuelle (avec Kant, l’abbé de Saint-Pierre ou Saint-Simon, par exemple).
Rien de tel en 2016. Nous vivons le temps des retours : les ethnies, les religions, les civilisations, la politique et la guerre structurent le Monde de façon manifeste depuis que l’écran de fumée des valeurs et des idéologies s’est dissipé. Nous vivons aussi le temps du désenchantement de la modernité et du progrès, qui se heurtent à des limites naturelles et anthropologiques. Nous assistons, bref, au retour de l’Histoire. Aux Européens d’en retrouver le sens, au risque d’être balayés par le puissant ressac de la tragédie humaine.
Cédric Bellanger 11/04/2016
Notes :
(1) http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/les-rolling-stones-sont-arrives-a-cuba-pour-leur-concert-historique-7782535216
(2) http://www.insidebasket.com/actu/des-warriors-historique.html
(3) http://www.leparisien.fr/international/japon-jour-historique-avec-l-hommage-de-john-kerry-a-hiroshima-11-04-2016-5704791.php
L’arche antique de Palmyre n’est plus. En octobre 2015, l’organisation Etat islamique, qui s’était emparée du joyau antique syrien le 20 mai, a consciencieusement réduit en poussière son arche monumentale, dernier vestige du temple de Bêl érigé là il y a deux millénaires.
Alors que l’on pensait la relique irrémédiablement perdue, l’Institut d’archéologie numérique (IDA), un projet tricéphale entre Oxford, Harvard et le Musée du futur de Dubai, a annoncé son intention de reproduire le monument de pierre à l’échelle en l’imprimant en 3D, avant de l’exposer, en compagnie d’autres reliques architecturales recréées en laboratoire, en plein milieu de Trafalgar Square et Times Square, histoire de pousser le symbolisme jusqu’au bout.
http://www.konbini.com/fr/tendances-2/arche-palmyre-daech-imprimante-3d/