Le 1er mai 1566, Charles IX achevait son Grand Tour de France
« Sire, ce n’est pas tout que d’être roi de France,
Il faut que la vertu honore votre enfance.
Un roi sans la vertu, porte le sceptre en vain,
Qui ne lui sert sinon d’un fardeau dans la main … »
Ainsi Pierre de Ronsard, poète de cour mais non courtisan flagorneur, composa-t-il, en 1563, un long discours, en 186 alexandrins, Institution pour l’adolescence du roi très-chrétien Charles IX. Celui-ci, monté sur le trône en 1560, à l’âge de dix ans, régnait, sous la régence de sa mère Catherine de Médicis, sur un royaume écartelé et dévasté par les guerres de religion.
Soucieuse de concorde nationale mais n’ayant pas encore trouvé le moyen de la rétablir, la régente mettait beaucoup d’espoir dans ce fils cadet et prometteur qui avait succédé prématurément à son frère aîné, le faible et influençable François II, lequel avait quasiment abdiqué son pouvoir entre les mains du parti des Guise.
Durant les trois premières années du règne de Charles IX, le conflit entre protestants et catholiques vit alterner phases d’affrontements désastreux et armistices précaires. Conclu le 19 mars 1563, l’édit de pacification d’Amboise ne constituait qu’une côte mal taillée, bourrée de clauses ambigües voire contradictoires, portant les germes de nouvelles confrontations. Mais la régente voulait y croire et entendait consolider ce que certains regardaient déjà comme un chiffon de papier, par une démonstration spectaculaire de l’esprit de réconciliation du royaume autour de la personne du souverain : l’essence même de la monarchie chrétienne. Ce serait le « Grand Tour de France », inspiré d’une pratique déjà bien installée chez les rois d’Écosse (le Great Northern Tour), relevant à la fois du voyage initiatique, lui-même en liaison avec la mythologie homérique (les aventures de Télémaque, dont Fénelon reprendrait le motif cent trente ans plus tard) et de l’exposition aux peuples de l’autorité souveraine et, partant, unificatrice.
Le départ est fixé au 24 janvier 1564 mais aucune date n’est arrêtée pour l’achèvement du périple. L’itinéraire lui-même demeure approximatif. La place laissée à l’improvisation et à la spontanéité résulte largement des incertitudes quant à la pacification des provinces, la bonne volonté des villes, le comportement des foules comme des seigneurs locaux dans un pays encore en proie à des désordres sur lesquels on est mal renseigné et qui justifient d’autant plus le voyage, en dépit de ses risques.
C’est toute la Cour – environ deux mille personnes – qui se transporte d’abord du Louvre au palais de Fontainebleau où, pendant quarante jours, s’effectuent, dans un tourbillon de fêtes, les préparatifs du voyage, qui débute véritablement le 13 mars, en direction de Sens. L’interminable cortège déroule, après Charles IX et sa mère, chacun dans son carrosse, le gouvernement royal au complet, dirigé par le chancelier Michel de L’Hospital, particulièrement soucieux d’instaurer une coexistence pacifique entre catholiques et protestants afin d’assurer le développement économique du royaume, son grand dessein.
Le 11 avril, on signa à Troyes un traité avec l’Angleterre par lequel celle-ci renonçait définitivement à la possession de Calais. Acte fortement symbolique puisque c’est dans cette même ville, le 21 mai 1420, que Charles VI avait reconnu Henri V Lancastre pour successeur au trône de France.
Après une longue boucle par les provinces du nord-est, faisant halte à Châlons, Bar-le-Duc, Chaumont, Langres… on prit le « coche d’eau » sur le Rhône pour rejoindre Lyon. Bien que rattachée au royaume de France depuis plus de deux cent cinquante ans, la ville demeurait quelque peu rétive à l’autorité royale. Administrée par de riches marchands, abritant une colonie italienne comportant d’influents banquiers, elle était en outre depuis deux ans dominée par le parti huguenot. L’arrivée de Charles IX se fit donc dans un climat de méfiance et son séjour interrompu par l’irruption d’une épidémie de typhoïde.
Une semaine plus tard, à Roussillon, le roi signa l’édit fixant au 1er janvier le commencement de l’année : jusqu’ici, cette date variait selon les diocèses.
Visitant ensuite la Provence, Catherine de Médicis voulut rencontrer Nostradamus, qui vivait alors à Salon-de-Provence, et lui présenter Charles IX. Le mage prédit à ce dernier qu’il vivrait jusqu’à l’âge de quatre-vingt dix ans …
À Aix-en-Provence, ville fortement catholique, Michel de l’Hospital exhorta le Parlement à faire preuve de davantage de tolérance religieuse, conformément à la volonté du roi et de la régente, sans grand succès.
Charles IX s’intéressait à la marine, si souvent négligée par ses prédécesseurs et se passionna, à Toulon puis à Marseille, pour les chantiers navals et la navigation des galères.
On remonta par Arles, Nîmes et Montpellier en recevant des accueils mitigés selon que la ville était dominée par les catholiques ou par les protestants. Nulle part la volonté de conciliation ne s’affichait vraiment. En revanche, l’intérêt manifesté par le jeune roi pour la vie quotidienne et le travail de ses sujets enchanta les peuples. Charles IX possédait ce don inné de savoir parler aux hommes et de donner à chacun le sentiment d’une relation personnelle, aussi brève fût-elle.
Puis la Cour bifurqua vers Bayonne : Philippe II d’Espagne venait de faire savoir qu’il acceptait enfin cette entrevue avec Catherine de Médicis, qui la réclamait depuis longtemps. Il se ferait toutefois représenter par sa femme, la reine Elisabeth, fille de Catherine. Il s’agissait pour cette dernière de convaincre le roi d’Espagne, d’une intransigeance catholique absolue, chef de file de la Contre-réforme, que la politique française d’apaisement visait à mieux contrôler les protestants et à faire d’eux de loyaux sujets. Dans ces conditions, l’Espagne n’avait aucune raison d’intervenir dans les affaires intérieures de la France. Peine perdue : en dépit du lien de parenté, la reine d’Espagne opposa son rejet complet de la Réforme, réclamant l’extermination des hérétiques.
Déçu, on reprit la route du nord, s’arrêtant à Nérac chez la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, mère du futur Henri IV, puis traversant le Périgord et la Saintonge avant d’arriver à La Rochelle, autre cité protestante qui, elle aussi, réserva aux voyageurs un accueil plutôt froid. Même froideur à Nantes et en Bretagne, non plus pour des motifs religieux mais par nostalgie du temps de l’indépendance du duché. En revanche, l’Anjou et la Touraine s’enthousiasmèrent au passage du roi, qui poursuivit sa route jusqu’à Moulins, capitale du Bourbonnais, où la Cour séjourna trois mois. Catherine mit ce temps à profit pour imposer une réconciliation solennelle – mais non sincère – entre les familles de Guise et de Coligny puis pour préparer l’ordonnance de Moulins, promulguée en février 1566. Une petite révolution juridique : aux termes de ce texte, les parlements ne pourraient plus refuser d’enregistrer les édits royaux, tout en demeurant libres de formuler des réserves mais postérieurement à l’enregistrement, ce qu’on allait appeler des « remontrances ». L’ordonnance comportait aussi de nombreuses dispositions moins marquantes mais tendant toutes à rogner les pouvoirs que les gouverneurs de provinces s’étaient attribués à la faveur des troubles et au détriment de l’autorité royale.
Après quelques vagabondages en Auvergne, en Nivernais, en Champagne et en Brie, la Cour regagna Paris le 1er mai 1566.
Quoique mitigé, le bilan du Grand Tour de France s’avérait largement positif : le roi avait été partout reconnu et son autorité réaffirmée, en même temps que martelé le discours de tolérance et de modernisation du pays. Un succès sans doute éphémère mais néanmoins porteur de solidification de la monarchie légitime. Il faudrait attendre 1958 et le général de Gaulle pour que, de nouveau, un chef d’État comprît le caractère irremplaçable de son rapport direct, et charnel, avec le peuple.
Daniel de Montplaisir