En affrontant les Tatars du pays sauvage et en se mêlant à eux, ces Russes de la frontière apprirent les mœurs tatares. Ils commencèrent à employer des mots tatars comme ataman (chef), essaoul (lieutenant), yassak (tribut) et yassyr (captifs) ; des chefs de bandes adoptèrent l’étendard tatar en queue de cheval comme symbole de leur autorité. Ils apprirent aussi à attraper et à dresser les chevaux sauvages qui galopaient dans la steppe, dans le style tatar, avec des nœuds coulants accrochés à l’extrémité de longues perches. Ils apprirent enfin les techniques des Tatars pour le maniement des armes, leur tactique, leurs méthodes sur le terrain, leur astuce, et ils utilisèrent ces techniques pour monnayer leurs services à des marchands en voyage ou pour les dévaliser.
« Cosaquer », si l’on peut user de ce néologisme, était une occupation saisonnière. Passer l’hiver sans un toit sous des tempêtes de neige, c’était une perspective sinistre, même pour ces hommes rudes; aussi retournaient-ils chaque automne vers les villes de la frontière pour vendre leurs prises et se réapprovisionner. Il leur arrivait de dépenser les produits de leurs ventes en quelques jours de furieuse débauche après les mois durs qu’ils avaient passés dans l’isolement sur la prairie et, s’ils n’avaient plus d’argent, ils remontaient vers le nord pour trouver du travail pendant l’hiver, ce qui leur permettait d’acheter la poudre, le plomb, les vêtements et les autres choses dont ils auraient besoin pour la prochaine saison. Mais ces refuges hivernaux leur furent bientôt fermés.
Les autorités polonaises et lituaniennes resserraient en effet leur contrôle sur les villes de la frontière ukrainienne au sud qui étaient des centres pour les Cosaques saisonniers, et lorsque le Tsar, d’abord pour apaiser les Turcs et les Tatars, puis, plus sérieusement, pour couper le contact entre la paysannerie moscovite de plus en plus indocile et les Cosaques libres de la frontière, commença à leur fermer ses frontières, la possibilité d’une « cosaquerie »saisonnière toucha à sa fin. On pouvait toujours franchir clandestinement la frontière, mais on avait beaucoup plus de chances d’être coincé par les autorités. Il s’ensuivit que l’homme de la frontière n’eut plus le choix qu’entre deux solutions : ou bien se fixer sous la tutelle de la loi, parfois au risque d’être fait serf, ou bien s’enfoncer dans le pays sauvage afin de s’y bâtir une sorte de mode de vie permanent. De nombreux chefs de famille décidèrent de s’établir sur la frontière où ils devinrent des gardes et des fermiers, sujets du Tsar de Moscovie ou du roi de Pologne, à moins qu’ils ne s’en gageassent dans les armées cosaques privées que levaient des seigneurs des marches lituaniennes comme Dachkovits et Vichnevetski. Les autres, célibataires pour la plupart, partirent pour le cœur du pays sauvage afin de s’y aménager une existence indépendante.
Pendant la seconde moitié du XVIe siècle, les Cosaques constituèrent plusieurs communautés indépendantes en pays sauvage. Leurs premières habitations d’été avaient été grossières et temporaires : des abris en terre creusés dans le sol ou sur le flanc d’un des ravins qui fendaient la prairie. Ils se mirent à bâtir des structures plus confortables qu’ils utilisaient toute l’année, avec des baliveaux, des branchages et autres matériaux facilement accessibles, et qu’ils couvrirent de peaux de bêtes comme les tentes des nomades. Ils construisirent des baraquements collectifs ou groupèrent leurs demeures en villages fortifiés ; comme l’ennemi, d’ordinaire, évitait l’eau, ils essayèrent de trouver des emplacements sur des îles de rivières ou sur une haute berge, du côté oriental, d’où ils avaient vue sur l’autre rive. Ils fortifièrent du mieux qu’ils purent leurs établissements contre les maraudeurs tatars, en les entourant de fossés profonds et d’une double haie clayonnée remplie de terre ou, lorsqu’ils avaient du bois à portée, de palissades renforcées de bastions.
Comme les États féodaux en expansion d’où ils s’étaient échappés se trouvaient au nord et à l’ouest de la steppe, les Cosaques fondèrent leurs établissements vers le sud et vers l’est ; les plus anciens et les plus célèbres de ceux-ci se situèrent autour du cours inférieur du Don et du Dniepr.
Au-dessous de ses 13 cataractes traîtresses, le Dniepr dessinait d’innombrables méandres entre ses îlots et ses rives ; c’était un véritable labyrinthe liquide. Le prince Dimitri Vichnevetski, ennemi juré des Tatars qui maintenait les villes de Tcherkassk et de Kaniev dans l’obéissance féodale au roi de Pologne, avait bâti un fort sur l’une des îles avec le concours de ses mercenaires cosaques vers 1550. Mais il l’abandonna et les Tatars s’empressèrent de le démolir. Les Cosaques libres ne tardèrent pas à apprécier la valeur stratégique de cette position car les cataractes opposaient un obstacle infranchissable du côté nord et elle constituait un excellent poste de guet pour observer à l’est les mouvements tatars ; aussi aménagèrent-ils un camp sur ce site ou tout à côté. Ils l’appelèrent la Sitch zaporogue, c’est-à-dire « l’éclaircie au-delà des rapides ». Avec la forêt dense qui couvrait une partie de la région, avec les joncs et les roseaux qui en dissimulaient l’accès, la Sitch était une cachette idéale, un parfait repaire de brigands vrais ou faux, un fortin facile à défendre contre toute attaque.
La Sitch fut pourtant déplacée à plusieurs reprises dans la suite pour des raisons de commodité ou de sécurité.
Les premiers colons cosaques sur le Don furent sans doute les sevriouki, qui pillèrent une caravane tatare en 1549. A cette date, ils avaient déjà construit trois ou quatre villages fortifiés, des stanitsy, le long du fleuve, bien au-delà de la frontière moscovite ; en 1570, il y avait 6 petites communautés cosaques de ce genre, unies sous le commandement d’un seul ataman établi à Aksaïskaya. Ce centre était probablement trop proche des Tatars d’Azov et, pour plus de sûreté, il fut transporté à soixante kilomètres en amont sur un autre site ; comme la Sitch, il devait subir ultérieurement plusieurs déplacements.
Bientôt de nouvelles communautés cosaques se fondèrent encore plus à l’est. Mais si les pirates cosaques, très actifs sur la Volga à la fin du XVIe siècle, construisirent des villages, ces derniers eurent une brève existence, car les victoires d’Ivan le Terrible sur les Tatars à Kazan et à Astrakhan un peu après 1570 avaient amené les soldats moscovites sur la Volga, ce qui rendait précaire la sécurité d’un établissement de brigands cosaques. La plupart des Cosaques de la Volga passaient l’hiver sur le Don, se dirigeaient vers les monts du Caucase au sud et s’installaient à côté du Terek, ou allaient plus à l’est vers le Yaïk. Des communautés cosaques furent fondées sur ces deux rivières vers 1600.
Le pays sauvage n’était pas fait pour la vie de famille, et les premiers Cosaques n’amenèrent pas de femmes avec eux ; mais ils supportaient mal cette privation et, chaque fois que l’occasion s’en présentait, ils y remédiaient en volant à leurs voisins tatars des filles aux yeux obliques ; les premiers Romains n’avaient pas fait autre chose en procédant à l’enlèvement des Sabines. Une histoire apocryphe relate comment une bande de Cosaques du Don effectua un long voyage vers le Yaïk, où ils tombèrent par hasard sur un petit groupe de Tatars qu’ils massacrèrent et sur une femme tatare solitaire qu’ils ramenèrent triomphalement à leur ataman. Les captives servaient d’esclaves dans les maisons communes ainsi que de concubines, mais elles étaient encore peu nombreuses et en 1605, si l’on en croit la tradition, les Cosaques du Yaïk montèrent une expédition de grande envergure pour se procurer des femmes dans la cité de Khiva à l’autre extrémité de la steppe ; le khan et son armée s’étaient absentés lorsqu’ils arrivèrent, et les Cosaques profitèrent de l’aubaine pour emporter un grand nombre de femmes et un butin considérable ; malheureusement pour eux, le khan les rattrapa sur leur route du retour, et quatre seulement d’entre eux en réchappèrent. Mais il s’en faut de beaucoup que toutes ces expéditions se soient soldées par des échecs.
Lorsque s’élargit la colonisation cosaque et que la sécurité s’accrut, des immigrants de Russie arrivèrent avec leurs épouses, et les sexes finirent par atteindre un certain état d’équilibre ; mais pendant des siècles à venir, de nombreux groupes de Cosaques se trouvèrent en relations de voisinage plus étroites avec les tribus locales qu’avec la Russie, ce qui les conduisit à adopter des femmes étrangères tout comme ils adoptaient des coutumes étrangères. Les Cosaques du Terek supérieur nouèrent au XVIIIe siècle des liens matrimoniaux avec des peuplades voisines. Des Cosaques du Yaïk et d’Orenbourg prirent fréquemment pour épouses des femmes du Nogaï, et les Cosaques du Kamtchatka « enlevaient les filles du cru » et se les partageaient comme concubines, mais en général ils les épousaient quand elles leur donnaient des enfants. Au XXe siècle, le teint basané et la plus petite taille des Cosaques du Don méridional, contrastant avec la haute stature et la blondeur de leurs camarades du Don supérieur, révélaient que leurs ancêtres s’étaient souvent unis par mariage avec des femmes tatares ou turques.
Cosaques 1Il est impossible d’évaluer exactement les dimensions des premiers établissements cosaques. Les fluctuations de leur population furent sans doute importantes, en raison de la mortalité consécutive aux combats contre les Tatars et du taux irrégulier de l’immigration en provenance de la Moscovie et de la Pologne. Les membres permanents de la Sitch zaporogue, le seul établissement cosaque d’où les femmes étaient exclues, ne furent jamais plus de 3.000 avant le XVIIe siècle, bien que de nombreux autres Cosaques de l’Ukraine se joignissent volontiers à eux lorsqu’une razzia laissait espérer des profits. Ailleurs, l’accroissement naturel fut négligeable au moins jusqu’au XVIIe siècle, mais le rythme se modifia avec le développement progressif de la vie familiale. En 1614, il devait y avoir 6.500 Cosaques guerriers du Don et, au cours du demi-siècle suivant, leur nombre s’était élevé à 10.000 ; ils vivaient dans une cinquantaine de villages au bord du fleuve. Ils constituaient cependant un petit groupe, mais les communautés du Yaïk et du Terek étaient encore plus faibles. Tout de même on dénombra, en 1776, 60.000 Cosaques du Don, 10.000 Cosaques du Yaïk et près de 3.000 Cosaques du Terek aptes à porter les armes. Si l’on tient compte des femmes et des enfants, on peut avancer que ces trois communautés avaient une population supérieure à 300.000 âmes, alors que la population totale de la Russie se chiffrait à 22 millions d’habitants.
Les premiers colons cosaques vécurent surtout de la pêche et des combats. L’exploitation agricole était incompatible avec l’existence en pays sauvage. Un homme pouvait travailler à défricher une parcelle de terrain, labourer, semer et récolter, puis il voyait les fruits de son labeur incendiés ou emportés par les Tatars, les Kalmouks ou d’autres pillards nomades. Une fois que le danger s’était éloigné, les Cosaques ne se sentaient guère d’humeur à reprendre la charrue. Dans leur esprit, l’agriculture était synonyme d’esclavage. Les colons indépendants savaient que partout où les Cosaques étaient devenus des fermiers — notamment en Ukraine — ils étaient rapidement tombés sous la coupe des seigneurs. Nombre d’entre eux avaient pour ancêtres des paysans fugitifs, et un flot constant de nouveaux arrivants leur rappelait la tyrannie que subissait quiconque s’était attaché à la terre. Des immigrants affamés dans le Don, au XVIIe siècle, furent finalement obligés de devenir agriculteurs pour pouvoir se nourrir, mais même dans ce cas l’opinion des Cosaques établis leur était défavorable, et les chefs du Don ordonnèrent que fût « battu à mort » quiconque « commencerait à labourer et à semer ». Ceux qui voulaient labourer n’avaient qu’à « retourner là d’où ils venaient », car des pratiques aussi serviles et si peu militaires « apporteraient honte et déshonneur aux atamans et aux Cosaques » de toute la communauté du Don. Ce fut seulement vers la fin du XVIIe siècle que l’agriculture fut acceptée en tant que travail respectable pour un Cosaque du Don, et elle ne joua pas de rôle important dans la vie des Cosaques du Yaïk avant le XVIIIe siècle. L’exploitation des terres arables était en général la dernière occupation à laquelle se résignaient les Cosaques.
À suivre
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