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Maurras ou les permanences d’un nationalisme français deuxième partie

Cette position de « maître » ne tient pas seulement à sa notoriété et encore moins aux signes positifs d’une reconnaissance sociale acquise sur le tard (élection à l’Académie en 1938, après l’échec d’une première candidature en 1923), ni même uniquement à la diffusion de ses idées ou de sa méthode philosophique, mais aussi à un attachement à sa personne. La séparation pour dissension politique est vécue comme un déchirement personnel chez Jean de Fabrègues : « patiemment, calmement d’abord, [Maurras] essaya de réduire nos oppositions, de répondre à nos objections. [A] la proximité d’un combat déchirant, son avant-dernier mot fut pour me dire : ‘(…) La droite française a toujours été vaincue parce qu’elle s’est toujours divisée. Vous recommencez l’histoire de la guerre chouanne (…)’. Mes raisons étaient d’un autre ordre, mais quand on a à peine dépassé vingt ans et qu’on brise ce qui vous a fait jusqu’alors exister dans l’intelligence et conduit vers vos raisons de vivre, l’âme se brise. Il y eut des larmes dans mes yeux, et, dans ceux de Maurras, une lumière étincelante » . La même fascination se retrouve chez ceux qui sont les disciples indirects de Maurras et qui ne l’ont pas connu personnellement. A propos de Jean-Marc Varaut, O. Dard écrit que « la mort de Maurras provoque ‘ses premières larmes d’homme’ et lui assigne une mission : ‘j’ai compris alors que si j’étais orphelin, si rien ne consolerait jamais la douleur de ne pas l’avoir vu, j’étais héritier. (…) Il m’avait donné le goût exact du ciel et de l’air de la France (…) et le devoir de transmettre à mon tour, moi qui ne l’avais pas approché’ »  . Cette analyse des réseaux de sociabilité intellectuelle distingue et articule ce qui relève des liens d’amitié, des réseaux d’interconnaissance et de reconnaissance (la relation comme facteur social que permet la recommandation du maître ou la critique d’un pair), de la dette intellectuelle et du transfert d’idées. Cette complexité s’illustre dans le mot de Maurras à Barrès, à propos d’un désaccord politique, évoquant malgré tout les « vieilles chaines de l’amitié ».
Ceci permet de comprendre la différence de magistère entre Maurras et son aîné : le maître de Martigues s’inscrit définitivement dans une logique collective, dès le milieu des années 1890. La fondation de la ligue de l’Action française (1905) puis du quotidien (1908) marque une rupture quantitative et qualitative dans l’influence exercée par Maurras et la fin de sa marginalité dans le champ politique : « par cette croissance [du mouvement], qui n’est pas seulement une mutation, Maurras voit son rôle transformé : le soliste ombrageux et passionné devient chef d’orchestre » . Les rapports de force, bien analysés, soulignent que Maurras n’est pas seul dans l’élaboration de la pensée du nationalisme intégral : ils achèvent de complexifier le modèle d’une diffusion de pensée, non radioconcentrique, mais parfois polynucléaire. C’est ce que montre la dynamique d’emprunts entre les responsables de l’Action française ). On regrettera seulement que ces analyses fines des transferts d’idées, au-delà des réseaux de sociabilité, soient in fine trop rares.
« Politique d’abord » ? Un contexte philosophique partiellement occulté
Ainsi, au titre des faiblesses, signalons que le choix voulu d’une biographie contextualisante a conduit l’auteur à passer rapidement sur l’histoire des idées politiques et l’ouvrage, pris dans la trame biographique, peine parfois à joindre récit biographique et trajectoire des idées maurrassiennes.
Le parti pris louable d’asystématisme et le primat donné à l’analyse sociale des réseaux perdent en contextualisation des courants de pensée. L’auteur insiste sur la méthode de Maurras, celle d’un « empirisme organisateur », dont on aurait aimé qu’il soit, non seulement évoqué et invoqué, mais replacé plus précisément dans les courants philosophiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, alors que le pragmatisme est profondément renouvelé par des doctrines de l’action (marxisme), et qu’à l’autre bout, Maurras est influencé par le néothomisme, par ses relations (le collège diocésain d’Aix, l’abbé Penon) et par ses affinités intellectuelles . La spécificité philosophique de cet empirisme organisateur n’est qu’esquissée. Sans aller plus avant, l’auteur se contente par ailleurs de rappeler, sans les développer, les controverses avec les courants catholiques marqués par le libéralisme de catholiques ralliés à la République (Sangnier) et le personnalisme (dans les années 1930 – Esprit, à peine mentionné) et fait de même pour les discussions des années 1960 qui mettent en regard l’héritage maurrassien et le marxisme . Le portrait des nouvelles droites radicales après la mort de Maurras aurait gagné à insister plus finement sur les « transferts » effectifs d’idées maurrassiennes et leurs inflexions, au-delà du recensement des filiations de ces mouvements. Indépendamment de la question des réceptions de Maurras, contemporaines et postérieures, il aurait pu être utile de replacer davantage Maurras dans les courants philosophiques auxquels il emprunte. Or l’ouvrage accorde une place négligeable aux sources du théoricien  : si le Maurras maître à penser pour les générations suivantes est minutieusement présenté, les maîtres de Maurras sont laissés dans l’ombre, en dehors de la relation particulière avec Maurice Barrès.
Plus largement, l’ouvrage manque d’un travail sur la généalogie des principales idées politiques de l’intéressé, qui auraient mérité d’être présentées de façon transversale et indépendamment de la trame biographique : un aperçu d’ensemble, ferme et explicite, du nationalisme intégral d’une part, et de l’antisémitisme maurrassien d’autre part, avec les inflexions que peuvent permettre une étude à l’échelle d’une vie, aurait été plus que bienvenu, en ce que ces éléments sont constitutifs d’une pensée maurrassienne, certes plurielle. Au sujet de l’antisémitisme de Maurras, l’auteur cite sans jamais les approfondir les travaux de Laurent Joly . Y faire référence ponctuellement à certains moments de la biographie, l’affaire Dreyfus, l’affaire Stavisky, le soutien au Statut des Juifs d’octobre 1940 (mentionné plus qu’analysé), et le procès d’épuration, produit une vision des choses disparate, allusive, voire incomplète. Elle empêche de saisir clairement l’évolution et les permanences des positions de Maurras. Une récapitulation, toute artificielle qu’elle puisse être, aurait été plus qu’utile, notamment pour un public de non-spécialistes. De fait, l’ouvrage a définitivement un caractère érudit et vise, par ses analyses fines – le dossier de la Révolution Nationale, l’accent mis sur les sociabilités plutôt que sur l’histoire des idées, souvent préférée dans les biographies antérieures –, un public déjà connaisseur des problématiques sur Charles Maurras, dont il précise certains points.
Une dernière critique concerne les termes employés pour qualifier le rayonnement de Maurras et renvoie aux difficultés de l’histoire intellectuelle pour arriver à retracer mais aussi à quantifier l’ « influence » – concept problématique s’il en est – d’un auteur. Olivier Dard traite pleinement la question du magistère intellectuel de Maurras et la relation à ses « disciples » ; à une échelle fine, il s’efforce de nuancer les réceptions de Maurras et le sentiment d’adhésion qu’il a ou n’a pas entrainé. Il montre que l’influence politique directe de Maurras sur la Révolution Nationale est limitée, en se fondant sur la faiblesse du nombre d’entrevues avec Pétain , sur la relation asymétrique entre les deux protagonistes , l’admiration de l’un pour l’autre ayant pour réciproque les réticences du Maréchal pour son cadet. Cependant, après avoir si bien montré que magistère politique et magistère intellectuel étaient intimement liés chez Maurras – dans le sens où le magistère intellectuel est un magistère politique  , et le magistère politique, un magistère essentiellement intellectuel   – il est particulièrement dommage et dommageable d’avoir si brièvement traité la question du « magistère intellectuel » de Maurras sur le gouvernement de Vichy et sur ses administrateurs et partant, d’être passé rapidement sur son influence dès lors « indirecte » sur le régime de Vichy   dans une étude s’inscrivant en faux contre la thèse de l’ « imprégnation » maurrassienne du régime.

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