Arnaud Imatz, Droite, gauche : pour sortir de l’équivoque
« La droite catholique ne perd pas une occasion de se montrer xénophobe et islamophobe ». « Ce Pape est de gauche, il a cité la Bonino et Napolitano parmi les grands de l’Italie d’aujourd’hui ! ». Pendant qu’intellectuels et politiques de toutes orientations proclament que la division de la droite et de la gauche est obsolète, qui pour se plaindre de l’homologation permanente, qui pour proposer des troisièmes voies, dans le monde catholique reviennent à la mode les dénigrations croisées à base de catégories empruntées à la politique. La saison des accusations réciproques de « fondamentalisme » et de « modernisme » étant passée rapidement, trop difficiles à soutenir dans une discussion sur les réseaux sociaux de la part de supporters qui pour leur propre formation intellectuelle ne vont pas au-delà de quelques blogs et de quelques revues, l’on est revenu rapidement aux deux catégories politiques qui pendant ce temps sont devenues des catégories métaphysiques. De fait, on entend parler « d’hommes de droite » ou de « femmes de gauche » comme si l’on parlait de caractéristiques non seulement politiques mais culturelles et anthropologiques des individus, et même des choses. Comme l’ironisait Giorgio Gaber il y a plus de vingt ans, « une jolie petite soupe est de droite/un bon pot-au-feu est toujours de gauche. Le concert dans le stade est de gauche/les prix sont un peu de droite ».
Cela peut paraitre paradoxal qu’autant d’acharnement dans la stigmatisation des opinions différentes, sur des arguments différents qu’ils soient politiques ou ecclésiastiques, coïncide avec une période de la vie de l’Eglise dans laquelle les paroles et les phrases que l’on entend le plus prononcer sont « ponts et murs », « dialogue », « l’autre est un bien pour moi », « miséricorde et non condamnation », « ouverture », « s’éduquer au vivre ensemble », etc. Mais c’est un fait : plus les catholiques s’ouvrent au protestants, aux bouddhistes, aux musulmans et aux non-croyants, plus ils se querellent et s’excommunient entre eux.
Je suis depuis très longtemps d’accord avec qui affirme que la droite et la gauche sont des catégories politiques dépassées, sans parler de leur traduction dans le domaine anthropologique, et je suis un repenti des années passées à croire qu’il était normal d’étiqueter les personnes et leurs idées sur cette base. J’ai découvert que José Ortega y Gasset avait raison quand, non pas avant-hier, mais il y a presque quatre-vingt-dix ans, il écrivait dans « La révolte des masses » « Etre de droite ou être de gauche équivaut à choisir entre deux parmi des innombrables manières qui s’offrent à l’homme pour être un imbécile. En effet les deux sont des formes d’hémiplégie mentale ». Hémiplégie qui est la paralysie d’une moitié du corps, c’est donc une détérioration physique. Qui revendique une identité de droite ou de gauche est porteur d’un handicap intellectuel, car il a renoncé méthodiquement (volontairement) à une moitié des valeurs politiques. C’est tellement simple qu’un enfant le comprendrait: une polis, une communauté politique, a besoin de justice et de liberté, de progresser et de conserver certaines valeurs, de patriotisme et d’internationalisme, d’ordre mais aussi de liberté de protester publiquement, d’initiative économique et de garanties sociales, d’égalité et de méritocratie, de solidarité et de compétitivité, de respect des droits et d’accomplissement des devoirs, de personnalisme et de collectivisme.
Un des livres les plus convaincants sur le thème du dépassement de la division entre droite et gauche est « Droite/Gauche : pour sortir de l’équivoque » d’Arnaud Imatz. Il n’existe pas en italien, mais un autre livre, déjà édité dans notre langue, puise (ou « fait appel » ici le mot est ambigu) à pleines mains dans ce qu’Imatz a écrit : il s’agit de « Populisme » d’Alain de Benoist, qui comporte, ce n’est pas un hasard, le sous-titre « la fin de la droite et de la gauche ». On y raconte l’origine historique de l’utilisation des paroles droite et gauche pour indiquer des orientations politiques. Je parie que vous ne saviez pas que la chose est née de la Révolution française, le 28 aout 1789 pour être précis, quand les députés de l’Assemblée constituante ont débattu sur le droit de veto du Roi : ceux qui étaient favorables devaient se placer à la droite du président de l’Assemblée, ceux qui soutenaient le primat des représentants du peuple sur les pouvoirs du Roi à sa gauche. Les livres d’Imatz et de De Benoist démontrent que depuis lors, les termes droite et gauche ont changé de signification d’innombrables fois, et qu’il n’existe quasiment pas de principes, idéaux et programmes qui aient été toujours et seulement de droite ou toujours et seulement de gauche.
En ce qui concerne le « glissement », celui le plus évident concerne les libéraux, qui au temps de la lutte pour la constitutionnalisation des monarchies étaient de gauche, par la suite déplacés à droite avec l’apparition du socialisme et du communisme. Même dans le cas italien l’on voit une curieuse succession de droite historique et de gauche historique à l’intérieur du libéralisme italien, avec la droite qui augmenta les impôts directs sur les revenus agricoles et fut désavouée par le parlement car elle voulait la nationalisation des chemins de fer, tandis que la gauche donna le « là » au colonialisme italien en Afrique. En parlant de l’histoire politique française, Imatz écrit que « certains thèmes passent fréquemment de droite à gauche et vice-versa. C’est le cas de l’impérialisme, du colonialisme, du racisme, de l’antisémitisme (…) de l’anticapitalisme, de l’antiaméricanisme et, plus récemment, du régionalisme, de l’écologie, de l’anti-immigrationisme et de l’anti-islamisme ». On se frotte les yeux, mais tout est vrai. Par exemple, parmi les grands chantres du devoir pour les français d’être colonisateurs, l’ont trouve Victor Hugo et Jules Ferry, celui-là même qui introduisit l’école laïque et obligatoire.
Le cas le plus choquant de confusion entre extrême-droite et gauche de gouvernement c’est celui de l’eugénisme : avant et après le nazisme ce fût une proposition de politique dite progressiste en Grande Bretagne et en Suède. John Mayard Keynes, le théoricien de l’interventionnisme de l’Etat dans l’économie de marché, et les socialistes fabiens (avec des écrivains comme George B. Shaw et Herbert G. Wells) étaient favorables à l’eugénisme, qui en Suède fût mis en pratique même par les sociaux-démocrates entre 1936 et 1979, avec des milliers de stérilisations de femmes rom, d’anciennes détenues, alcooliques. Alva et Gunnar Myrdal, de foi politique socio-démocrate en plus d’être respectivement prix Nobel de la paix et de l’économie, étaient absolument favorables à ces politiques.
Les inversions des valeurs entre droite et gauche sont évidentes, même dans la politique européenne contemporaine. Qui continuerait à croire que le nationalisme est une valeur typique de droite devrait expliquer pourquoi la majorité des partis politiques catalans favorables à l’indépendance de la Catalogne sont de gauche et d’extrême-gauche (Erc, Mes e Cup), comme est tout aussi de gauche le parti qui veut l’indépendance de l’Ecosse, l’SNP (Parti national écossais). Qui, au contraire, est convaincu que le mariage entre personnes de même sexe et la procréation assistée soient l’objectif de batailles progressistes de gauche, devraient expliquer pourquoi y sont favorables non seulement le Parti conservateur britannique, mais même l’extrême-droite incarnée par le Parti de la liberté hollandais de Gert Wilders, pour ne pas parler de cette représentante de l’Afd allemande qui vient d’emmener 94 députés au parlement, et dont la candidate à la chancellerie comme tout le monde le sait, est unie civilement avec une autre femme avec laquelle elle a eu deux enfants.
Norberto Bobbio écrivait que la valeur qui distingue la gauche de la droite est l’égalité, que la seconde refuse au nom de la liberté individuelle de s’enrichir ou combat au nom des institutions qui veulent préserver leurs formes traditionnelles (mariage, adoption etc.). Mais les faits donnent tort à Bobbio : aujourd’hui la gauche de gouvernement approuve l’économie de marché, la compétitivité et la méritocratie, qui génèrent inévitablement de l’inégalité. Si l’on regarde les résultats des élections allemandes, l’on découvre que les lands où l’Afd a conquis les plus de voix sont ceux de l’ex-Allemagne de l’Est, qui n’ont jamais vraiment été acquis au mode de vie de la partie occidentale : leur revenu par tête représente la moitié ou moins de la moitié de celui des circonscriptions de l’Ouest. C’est à cause de l’inégalité économique croissante que les allemands de l’Est ont voté pour l’extrême droite contre un gouvernement de coalition qui comprenait les socio-démocrates. Il y a moins d’inégalité de richesse entre le Nord de l’Italie et le Sud qu’entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne. Le land d’Hambourg présente un revenu par tête de 61.729 euros contre 24.909 du Mecklembourg Pomeranie, la Bavière 43.092 contre 25.198 de la Saxe-Anhalt. En Italie le revenu des régions méridionales est de 17.800 contre 33.400 au Nord-Ouest.
En général, la ligne de séparation entre droite et gauche en Europe apparait effacée par le fait que les partis de gauche, historiquement favorables à l’économie étatisée et planifiée et hostiles à la propriété privée, se sont convertis à l’économie de marché, financiarisation incluse, avec ses délices et ses croix (il suffit de penser à la banque Monte dei Paschi de Sienne, passée des mains des démocrates-chrétiens à celles des post-communistes qui l’ont amenée à la banqueroute) ; pendant que les partis de droite, historiquement nationalistes, ont accepté la logique d’intégration européenne. Ne sont anti-européistes aujourd’hui que les partis dits populistes d’extrême-droite mais qui sont ceux qui promettent plus de justice sociale et moins d’inégalité
Certains voudraient utiliser les questions des migrants comme boussole pour distinguer encore entre la droite égoïste et la gauche altruiste: la première serait investie de la volonté de freiner les arrivées, et la seconde d’une plus grande disposition à ouvrir les portes. Mais en dehors des accusations de xénophobie qui sont lancées à la droite, la question est hautement controversée : l’immigration de masse en Europe comporte l’abaissement des revenus des franges les plus fragiles de la population car elle entame une course au rabais des salaires, empire la qualité de vie dans les quartiers des classes populaires, avantage les capitalistes qui peuvent exploiter une force de travail avec peu de revendications. Plus qu’une politique de gauche, cela ressemble à une politique d’avantage des intérêts capitalistes et porteuse d’inégalités croissantes. C’est donc une politique de droite, selon la vieillie terminologie.
Conclusion : mais alors pourquoi est revenu à la mode, dans l’Eglise catholique, le langage qui oppose la droite à la gauche, justement au moment où ces distinctions s’évaporent dans le politique, lieu où elles sont nées ? Car dans l’Eglise catholique l’on est malheureusement en temps de guerre, et pour faire la guerre il faut distinguer avec précision qui sont les ennemis et qui sont les amis. Les catégories de droite et de gauche servent schmittiennement justement à cela : à recruter les combattants pour sa propre cause, à définir amis et ennemis. Il est inutile de nier la dramatique évidence. Pour éviter les pires maux, la chose la plus sage est sans doute de rappeler tout le monde aux paroles de l’Evangile : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent » (Luc, 6, 27-28).
Rodolfo Casadei
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