Pour le philosophe Alain de Benoist, directeur de la revue Krisis, le populisme actuel est un phénomène certes multiforme mais bien plus politique qu'on ne le dit. Produit d'une disparition du clivage gauche-droite, du divorce entre les élites et les peuples, il laisse entrevoir une réappropriation « citoyenne » du politique. À condition que le peuple ne se laisse pas confisquer la parole par de nouveaux leaders.
Le terme de populisme est-il pour vous porteur d'une signification politique de fond, ou ne désigne-t-il qu'une manière particulière de faire de la politique ? Celle-ci est-elle d'ailleurs nouvelle ?
Alain de Benoist : Le terme de populisme est aujourd'hui presque toujours employé de manière péjorative ou à des fins disqualifiantes. Il partage ce sort avec le « communautarisme ». Par un effet de surenchère, on a fini par l'utiliser pour désigner à peu près n'importe quoi. Si l'on veut savoir de quoi l'on parle, je pense qu'il faut déjà distinguer le néopopulisme actuellement observable en Europe occidentale des « populismes-régimes » qui ont pu exister ou existent encore, notamment en Amérique latine et dans le tiers monde (la Libye de Kadhafi, le Venezuela de Hugo Chavez), ces derniers étant souvent, mais pas toujours, des régimes autoritaires ou semi-plébiscitaires, relevant parfois d'un simple césarisme de l'ère des foules. Il faut aussi le distinguer de phénomènes particuliers comme la tradition populiste russe ou encore le populisme agraire aux États-Unis, qui ont connu l'un et l'autre leur heure de gloire au XIXe siècle, où ils ont aussi bien pu déboucher sur l'anarchisme que sur le « nativisme » chauvin. Le néopopulisme actuel est un phénomène multiforme, dont la cause réside d'abord dans l'effacement du clivage gauche-droite et dans l'apparition d'un fossé qui n'a cessé de se creuser entre le peuple et la classe politique, toutes tendances confondues. Le populisme exprime le malaise et la volonté de protestation des milieux d'« en bas », des couches populaires, contre une « Nouvelle Classe », tant politique que médiatique, jugée irresponsable, lointaine, essentiellement préoccupée de se reproduire à l'identique et de surcroît fréquemment corrompue.
Les mouvements populistes, contrairement à ce que l'on a pu dire, ne sont pas des mouvements antipolitiques. Ce qu'ils reprochent aux élites dirigeantes, c'est bien plutôt de s'être arrogé le monopole du politique. Ils ne veulent pas supprimer là politique, mais exploiter la distinction entre la politique et la sphère étatique-institutionnelle et, simultanément, déterminer de nouvelles formes d'action politique à partir de la base. C'est pourquoi ils jouent le peuple, les citoyens, contre les élites, l'idée générale étant que ces dernières forment désormais une coalition ou une « bulle » si homogène que la différence classique entre partis de gouvernement et partis d'opposition, entre droite et gauche, a perdu toute signification. Pour les partis populistes, les différences entre les grands partis ne sont plus que des différences cosmétiques : loin de présenter des conceptions globales concurrentes de l'intérêt général ou du bien commun, ces partis majoritaires s'entendent au fond très bien entre eux, formant un cartel qui ne trouve plus devant lui que la force montante des aspirations populistes, seules capables de provoquer un « véritable changement ».
En d'autres termes, la montée du populisme constitue avant toute chose un symptôme du dysfonctionnement des démocraties représentatives à faible participation civique, en même temps qu'il traduit l'épuisement des formes politiques caractéristiques de la modernité. Quant l’État n'est plus producteur de socialité, le jeu politique tend à s'émanciper du cadre institutionnel. Sonne alors l'heure du populisme.
Une constante : des revendications Identitaires affirmées
Peut-on considérer que le populisme est accommodable à toutes les sauces, national-populisme ici, libéral-populisme ou social-populisme ailleurs, voire télé-populisme ?
Oui, dans la mesure où le populisme est avant tout un style qui, comme tel, peut se combiner avec les idéologies les plus différentes. En France, par exemple, le fait que 10,5 % des électeurs aient voté au premier tour de la dernière élection présidentielle en faveur de candidats trotskistes est tout aussi révélateur de la montée du populisme que le vote en faveur de Le Pen. Si l'on regarde d'ailleurs les choses pays par pays, on constate que le populisme prend aujourd'hui des visages très différents. En Italie, avec le phénomène de la Lega Nord, il se combine avec des tendances tantôt fédéralistes, tantôt plus nettement séparatistes. En Autriche, le populisme d'un Jôrg Haider est plutôt d'orientation nationale-libérale, tandis qu'en Hollande, avec le parti fondé par Pim Fortuyn, le mouvement Leefbaar Nederland, il est d'orientation libertarienne.
Parler au nom du peuple n'est pas lui donner la parole
N'y a-t-il pas néanmoins une constante qui est le lien entre les différents populismes et les revendications identitaires, conscientes ou non ?
C'est exact. Dès l'instant où le peuple a le sentiment qu'il n'est plus entendu, le seul moyen pour lui d'affirmer son identité politique est de s'émanciper du jeu des partis classiques. Mais c'est également vrai pour des revendications identitaires plus ponctuelles (culturelles, religieuses, sexuelles et autres), cantonnées dans le passé dans la sphère privée et qui aspirent désormais à une reconnaissance publique. Elles ne peuvent espérer y parvenir qu'en se situant délibérément à l’écart des institutions surplombantes hostiles par nature à tout particularisme. Cette composante identitaire affirmée s'oppose de façon significative à l'idée de représentation telle qu'elle s'est cristallisée jusqu'ici dans les démocraties libérales. Carl Schmitt a bien montré, à la suite de Rousseau, que le peuple a d'autant moins besoin d'être représenté qu'il est lui-même politiquement présent. Schmitt dit aussi qu'« il n'y a de démocratie que directe », et qu'à l'intérieur d'une démocratie représentative, indirecte, l'élément représentatif correspond toujours à ce qu'il y a de non démocratique au sein de cette démocratie. Il ajoute encore que la démocratie directe est le régime qui permet le mieux à un peuple d'affirmer son identité, ce terme d'« identité » caractérisant le côté existentiel de l'unité politique, quels que soient par ailleurs les fondements de cette unité.
Vous établissez un lien entre montée du populisme et faible participation civique. Pourquoi alors n'existe-t-il pas de mouvement semblable aux États-Unis ?
Mais il en existe ! Les communautés ont toujours été très présentes aux Etats-Unis, et le populisme y est souvent porté par une vie associative plus intense qu'en Europe. Des gens comme Pat Buchanan représentent un incontestable courant populiste de droite, à tendance isolationniste. Il existe aussi un populisme de gauche, dont le principal théoricien a été Christopher Lasch. Dans ses livres, notamment Culture de masse ou culture populaire, traduit en France en 2001, et La Révolte des élites et la Trahison de la démocratie, traduit en 2003, Lasch dénonce avec bonheur la mise en place d'un « État thérapeutique », la soumission de la société à des valeurs exclusivement marchandes et l'installation au pouvoir d'une Nouvelle Classe à la fois acquise à l'hédonisme permissif et aux principes de la société de marché. Son populisme évoque par bien des côtés les idées de l'Anglais George Orwell, l'immortel auteur de 1984 et de La Ferme des animaux, et ce qu'il a pu y avoir de meilleur dans la grande tradition du socialisme français, avec des hommes comme Georges Sorel, Edouard Berth ou Proudhon.
Le populisme peut-il déboucher sur un nouveau mode de gouvernance ou doit-on considérer qu'il n'est opérant que dans la contestation et trouve son seuil d'incompétence dès lors qu'il accède au pouvoir ?
La « gouvernance », quel affreux mot ! Mais vous avez raison de poser la question. Ce qu'il y a de positif dans le populisme ne doit en effet pas cacher ce qu'il peut avoir de négatif, à commencer par le caractère démagogique de beaucoup de postures qu'il inspire. Les mouvements populistes, dans la mesure où ils sont nés d'une crise de la politique institutionnelle classique, sont évidemment plus portés à exprimer des mécontentements ou des refus qu'à formuler des propositions. Ils n'ont que trop souvent des « programmes attrape-tout » visant à répondre aux demandes les plus contradictoires. S'y ajoute le risque d'une nouvelle forme de manipulation des masses par des chefs « charismatiques ». Il est alors aisé de les présenter comme de simples défouloirs.
Ces défauts sont évidemment relevés avec délectation par tous ceux qui, sous prétexte de dénoncer les « dérives populistes », expriment en réalité leur indifférence pour le peuple ou leur mépris pour des classes populaires qui pensent décidément trop « mal » à leurs yeux. Or, ces dérives ne nous disent rien du populisme lui-même. Tout ce que l’on peut dire, c'est que bien des mouvements populistes ne répondent que très imparfaitement aux aspirations qu'ils prétendent satisfaire. Leur électorat attend deux choses : qu'on lui donne la possibilité de décider le plus possible par lui-même des affaires qui le concernent, et que l’on prenne plus en considération les aspirations des couches populaires.
Or, dans cette demande, les mouvements populistes ne veulent bien souvent entendre qu'une aspiration à plus de sécurité. Certains d'entre eux soutiennent en matière économique des positions franchement libérales, voire ultralibérales, qui contredisent totalement les intérêts de la majorité de leurs électeurs. Enfin et surtout, la plupart de ces partis ne sont nullement organisés à partir de la base c'est toujours le leader qui dirige. Ces leaders préfèrent parler au nom du peuple plutôt que de lui donner la possibilité de parler lui-même. Ce dernier point me paraît absolument capital.
Le nouveau clivage est entre le « haut » et le « bas »
Peut-on envisager que la montée du populisme dans un grand nombre de pays d'Europe entraîne une recomposition du paysage politique de ceux-ci ?
C'en est en tout cas l'un des éléments. Le fait à retenir est la disparition de plus en plus accentuée du clivage gauche-droite, et son remplacement par un clivage entre le « haut » et le « bas ». En France, au premier tour de l'élection présidentielle de 1988, les deux principaux candidats, François Mitterrand et Jacques Chirac, avaient obtenu ensemble 54,1 % des suffrages. Le 21 avril 2002, Chirac et Lionel Jospin n'en ont obtenu à eux deux que 36,1 %. À droite comme à gauche, les déperditions de votes ont été énormes six millions de voix ! Au total, si l'on additionne le taux record d'abstention et le nombre de suffrages qui se sont portés au premier tour sur des candidats n'ayant aucune chance d'être élus, on constate qu'un Français sur quatre vote désormais en dehors du système, et que les « partis de gouvernement » ne représentent plus qu'un tiers de l'électorat.
L'incapacité de l'Etat à continuer de jouer son rôle de producteur de socialité a en outre pour conséquence que le lien social se reconstruit désormais en dehors de lui. Corrélativement à la paralysie grandissante de l'Etat-nation, on assiste à une floraison de réseaux et d'associations, de groupes communautaires et de nouveaux mouvement sociaux. Ce serait une grave erreur d'y voir une sorte d'insurrection de la société civile au sens que les théoriciens libéraux donnent à ce terme. Pour le libéralisme, la société civile se confond avec le privé, la sphère publique-étatique ayant le monopole de l'action politique. En réalité, ce qui se révèle ici, c'est la dimension politique du social. Le social possède à la fois une dimension privée et une dimension publique. Chaque fois que les individus agissent en tant que citoyens, ils participent de la dimension publique du social.
Assimiler le populisme au fascisme est faire preuve de myopie
Une autre Europe, populiste, vous paraît-elle concevable ? Ou pensez-vous que la technostructure et le capitalisme, deux systèmes qui gouvernent mal mais se défendent bien, vont savoir intégrer ces forces nouvelles pour en tirer bénéfice ?
Une « Europe populiste », nous n'en sommes pas là ! Il reste qu'à l'époque post-moderne, permettre à la vie politique de se renouveler exige d'abord de comprendre qu'il n'y a plus grand-chose à attendre du choc frontal des partis institutionnels ni d'une démocratie représentative qui ne représente plus rien. Dans la mesure où le clivage principal est aujourd'hui celui des élites et du peuple, il faut comprendre qu'il n'y a plus de solution d'en haut. La solution ne peut être apportée qu'à la base, en cherchant à recomposer le lien social et à réanimer sans exclusive la dimension politique du social, sous l'horizon de l'autonomie locale (le quartier, la commune, la région), de la démocratie participative, de la vie associative et communautaire, et du principe de subsidiarité.
Le vocable de populiste sert aujourd'hui à désigner des mouvements qui, il y a peu de temps encore, étaient traités de fascistes. Fascisme et populisme sont-ils selon vous de même nature ?
Nullement. Les fascismes de rentre-deux-guerres étaient des phénomènes liés au parachèvement de la modernisation. Nous sommes aujourd'hui entrés dans la postmodernité - l'univers « liquide » dont parle le sociologue Zygmunt Bauman, où les marchés financiers sont globalisés et où les frontières n'arrêtent ni ne garantissent plus rien. La caractérisation des mouvements populistes comme des mouvements fascistes ou comme des héritiers du fascisme n'est que le reflet de la myopie, de l'inculture ou de la paresse intellectuelle de certains observateurs, qui veulent s'épargner une analyse en profondeur du phénomène en lui attribuant une étiquette familière, et donc « rassurante ». Une telle démarche ne relève pas de la science politique, mais de la démonologie.
Qui définiriez-vous comme populiste en France aujourd'hui ? Et pourquoi ?
Le général De Gaulle, quand il a institué le référendum et l'élection du président de la République au suffrage universel, faisait déjà du populisme ! Le Front national est aujourd'hui couramment considéré comme un parti national-populiste. Mais le populisme se niche partout. Il y en a chez Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal comme il y en a chez José Bové ou Ariette Laguiller, et d'une façon générale partout où un dirigeant politique tente de s'adresser directement au peuple. là où il y en a le moins, par contraste, c'est évidemment du côté des « institutionnels », des tenants de la pensée unique (du « cercle de raison », comme dit l'aimable Alain Minc), des technocrates et des partisans de l'expertocratie.
Vous vous êtes fait le chantre de l'autonomie locale et de la démocratie participative que vous présentez comme les solutions « pour recomposer le lien social » et sortir de l'impasse politique française actuelle. Finalement, si on vous suit, il faudrait voter Ségolène Royal à la prochaine présidentielle ?
Il faut surtout en conclure que Segolène Royal a mieux réalisé l'ampleur du fossé qui s'est creusé entre le PS et le « peuple de gauche » que les vieux crocodiles, Fabius et Strauss-Kahn, qui se disputent dans le même marigot. Cela dit, rassurez-vous : n'ayant jamais été maurrassien, je ne suis pas non plus devenu royaliste !
Propos recueillis par Pierre Villedary
Le Choc du Mois Novembre 2006