Jean-Gaude Michéa est, tel son maître George Orwell auquel il a consacré deux ouvrages, un « anarchiste tory », un anarchiste conservateur. C'est-à-dire qu'il est tout autant rebelle aux divers totalitarismes qu'aux idéologies libérale ou marxiste. C'est un humaniste au bon sens du terme, défenseur de la culture et pourfendeur de l'idée de Progrès. Selon lui, notre principal ennemi est le culte sans bornes de la croissance, père des désastres écologiques, économiques et humains qui s'offrent à nos yeux.
Avec L'Empire du moindre mal, Jean-Claude Michéa s'attaque au mythe libéral du « meilleur des mondes possibles », c'est-à-dire au rêve d'une société mondiale seulement régulée par le Droit et le Marché. Les libéraux de droite tiennent pour le Marché, ceux de gauche - les sociaux-démocrates - pour le Droit (sous-entendu les Droits de l'Homme). Et ce depuis le XVIe siècle et l'apparition en Europe de ce qu'on nomme la modernité politique. C'est dans la sortie des guerres de religions, dans la victoire du « parti des politiques » que Michéa voit les prémices de la neutralisation de la politique par le droit libéral et la montée du rôle du commerce international et de la finance dans nos sociétés.
En lecteur de Carl Schmitt, nous lui répondrons que vouloir protéger la politique de sa dissolution dans le religieux ne conduit pas forcément à une neutralisation du politique. Jean Bodin n'est pas Hobbes ou Spinoza. Ce qui nous amène à penser à la suite de Louis Dumont ou de Michel Villey que le virus des idées modernes est plutôt à rechercher du côté des idées nominalistes des adversaires de la scolastique (Guillaume d'Occam par exemple) puis dans celles véhiculées par la Réforme.
C'est bien le seul reproche que l'on fera à ce livre qui pose également la question du risque d'une modification de la nature de l'homme dans les décennies à venir. Il n'y a qu'à relire, comme nous y invite Michéa, ces quelques lignes inquiétantes de Francis Fukuyama : « Le caractère ouvert des sciences contemporaines de la nature nous permet de supputer que, d'ici les deux prochaines générations, la biotechnologie nous donnera les outils qui nous permettront d'accomplir ce que les spécialistes d'ingénierie sociale n’ont pas réussi à faire. A ce stade, nous en aurons définitivement terminé avec l'histoire humaine parce que nous aurons aboli les ares humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-delà de l'humain ».
Biotechnologies, débat sur les droit des animaux ou sur l’homoparentalité : tout plaide pour l'existence d'un risque anthropologique majeur. Espérons que des esprits aussi libres que celui de Jean-Claude Michéa contribueront à nous épargner une telle fin de l'humanité.
J. C. Le Choc du Mois Octobre 2007
L'Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, par Jean Claude Michéa.
Climats, 220 pages, 19 euros.