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Aux sources de l'identité allemande

Aux sources de l'identité allemande?.jpegL’Allemagne va-t-elle enfin briser la chape de Culpabilisation qui lui a été imposée par les vainqueurs de 1945 ? Signes des temps : un professeur de l'Université de Munich invite ses compatriotes à trouver, dans leur histoire, les fondements de leur identité nationale et les fils conducteurs de leur destin.

Tandis que les manifestations de rejet des immigrés dans l'ex-Allemagne de l'Est suscitent le rituel lamento des média et des politiciens déguisés, sans vergogne, en moralistes, la montée du Mark, parallèle à la dégringolade du dollar, réveille les fantasmes germanophobes de certains. Déjà, en février dernier, Le Point titrait, pour faire frissonner ses lecteurs, « L'Europe sera-t-elle allemande ? ». Tout récemment, Alfred Grosser faisait un amer constat : « Le fantasme de l'Allemagne est entretenu par les média français. » Il est plus sain et plus utile, pour comprendre l'Allemagne d'aujourd'hui, de s'interroger sur son destin historique et sur les fondements de son identité.

C'est ce qu'a entrepris Thomas Nipperdey, professeur d'histoire à Munich, en publiant des Réflexions sur l’histoire allemande constituées d'essais qu'il est bon de lire en parallèle à sa récente et volumineuse Histoire de l'Allemagne, malheureusement non traduite, encore, en français (1). Nipperdey appartient à cette génération d'historiens allemands qui, adolescents à l'époque du national-socialisme, cherchent aujourd'hui à retrouver le sens profond et les fils conducteurs de l'histoire de leur peuple. En refusant la chape de culpabilisation, imposée par les vainqueurs de 45, qui a paralysé, stérilisé pendant longtemps l'intelligentsia allemande. « Les historiens, assure Nipperdey, ne sont ni des théologiens ni des métaphysiciens, ils n'ont pas à spéculer sur la culpabilité éternelle et la juste punition. On doit laisser à Dieu le soin de prononcer le Jugement dernier. Invoquer Auschwitz, ce qui revient chez nous à imputer la responsabilité d'homicide volontaire, c'est en outre rester complètement à côté de la question. »

La question qui intéresse Nipperdey est donc, au-delà des exorcismes qui furent de rigueur depuis 45 lorsqu'on évoquait l'identité allemande, de susciter, dans la conscience collective allemande, la réintégration - disons même la réhabilitation - du destin historique de l'Allemagne. Il nous faut, dit-il à ses compatriotes, « nous éclairer sur notre patrimoine riche en ambivalences, nous rattacher à notre origine (…) Il nous faut reconquérir la réalité de notre patrimoine. L'histoire est aussi héritage, et les historiens sont aussi les défenseurs du patrimoine. »

L’histoire nous apprend ce que nous sommes

Mémoire collective, mémoire commune, l'histoire est fondatrice « Le fait de se souvenir ensemble et de vivre dans une communauté sont inséparables ». En rendant le passé présent, l'histoire nous apprend à voir le monde et nous incite à agir sur soi d'une certaine façon, en fonction de nos origines et de nos appartenances. Les historiens de l'Antiquité le disaient déjà l'histoire est maîtresse de vie. Elle nous éclaire sur nous-mêmes « L'histoire nous apprend qui nous sommes et en quoi nous différons des autres. Elle nous montre notre identité. »

Pour l'Allemagne comme pour d'autres pays d'Europe, une quête généalogique, visant la découverte, ou la redécouverte, des origines, implique de remonter au Moyen Âge. Et même plus loin dans le temps, jusqu'à la protohistoire. Mais Nipperdey n'a pas voulu aller en amont du Moyen Âge - en oubliant que bien des caractéristiques de l'Allemagne médiévale ne peuvent se comprendre qu'en enquêtant au cœur de la protohistoire germanique. Tout d'abord un constat loin de disparaître, comme le voudrait la chronologie classique, à la fin du Moyen-Âge, le monde médiéval se perpétue dans l'Europe des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles tant en ce qui concerne l'économie, les structures sociales, que le système de valeurs et les mentalités. Le corps social est composé de communautés organiques, et c'est « un monde des libertés, ou des privilèges, comme on disait, c'est-à-dire un monde de prérogatives institutionnalisées, de garanties, de cautions, qui sont sources et racines de toutes les libertés concrètes ». Cette conception des rapports sociaux, liée au thème des trois ordres (trois fonctions) - que Nipperdey passe malheureusement sous silence va perdurer jusqu'au XVIIIe siècle.

La coupure déterminante est marquée, en fait, par l'ère des Lumières (Aufklärung) et la révolution industrielle, matrices tout à la fois de l'individualisme et de la massification, qui sont les deux faces d'un même phénomène.

C'est au Moyen-Âge que se constitue une « Europe des peuples » : la langue, la prise de conscience des traits communs à un peuple - et des différences qui le distinguent dés autres peuples - fondent l'appartenance ethnique. « C'est le Moyen-Âge, constate Nipperdey, qui fabrique des Allemands, des Français, des Polonais. »

Mais de grandes différences marquent l'évolution des structures politiques en France et en Allemagne ici le système féodal perdure et entretient un territorialisme et un particularisme accentués, là l'État-nation se met en place dès les derniers siècles médiévaux. Il faudrait ajouter un trait, à mon sens fondamental, mais que Nipperdey n'a pas pris en compte : en France, le pouvoir politique a réussi à s'imposer, grâce au sacre, en tant que pouvoir sacré unissant et synthétisant en lui, selon l'ancestrale tradition indo-européenne, la dimension politique et la dimension religieuse alors qu'en Allemagne, après l'épuisant et pluriséculaire affrontement entre l'Empire et la papauté,, l'apparente victoire des papes, après la fin des Hohenstaufen, puis le Grand Interrègne marquent l'échec de la souveraineté sacrée. Or, seule celle-ci aurait pu, par son symbolisme supérieur, pallier la tendance au fractionnement, à l'éclatement, représentée par les principautés féodales et l'autonomie des villes. Dès les deux derniers siècles du Moyen-Âge, l'Allemagne est condamnée à devenir les Allemagnes des temps modernes. D'autant que les guerres de religion vont accélérer le processus de fragmentation, pour déboucher sur les bains de sang fratricides de la guerre de trente ans.

L’âme d’un peuple

Par rapport à cette évolution, la figure de Luther s'inscrit comme une illustration particulièrement frappante des ambivalences allemandes. En posant le principe du nécessaire face à face, direct, entre l'homme et Dieu, Luther détruit les relais et les liaisons que propose le catholicisme dans les rapports de l'homme à Dieu : « Luther a effacé ce vaste monde intermédiaire que le catholicisme place entre l'homme et Dieu, celui des saints, et tout le système catholique des médiations et des compromis entre la nature et la grâce, entre l'homme et Dieu, entre la foi et le monde. »

En mettant l'accent sur cette intériorité qui est si typiquement luthérienne, le réformateur joue un rôle déterminant dans le processus de désenchantement du monde qui caractérise l'époque moderne. En même temps qu'il pousse l'esprit allemand vers la quête d'une culture personnelle, il introduit la tendance au quiétisme et à la résignation, à l'acceptation de l'ordre établi et, donc, une passivité politique - ou, plutôt, apolitique. Dans le même temps, il y a valorisation du travail, car celui-ci devient un objectif de pédagogie sociale, morale et religieuse.

Au plan des structures politiques, le débat sur le fédéralisme parcourt l'histoire allemande depuis la fin du Moyen Âge. Dès les années 1500, la fragmentation de l’Empire en multiples « États » oblige ces mêmes « États » à se grouper, pour assurer un minimum de paix civile, en unions, ligues, ou confédérations. En 1648, après les soubresauts de la guerre de Trente Ans, l'affirmation de la « liberté allemande » est, en fait, l'aveu de l'impuissance allemande : l'Empire de 1648, en effet, « ne représentait que dans une faible mesure les caractères d'une unité apte à l'action ».

Le problème de l'unité et de la multiplicité de l'État pose au XVIIIe siècle, la question de la survie de l'Empire. Significativement, la Prusse se constitue en grande puissance hors de l'Empire et contre lui.

À l'époque napoléonienne, bon nombre de paysans et de bourgeois des petites villes, à l'écart de la politique, se sentent bavarois, hanovriens, badois - ou prussien avant de se sentir allemands. Mais l’occupation française est un électrochoc et, très vite, le nationalisme romantique se présente comme une recherche d'identité : les Allemands peuvent et doivent se retrouver unis par deux postulats fondamentaux « Toute culture est nationale et doit être comprise comme telle ; une nation est définie par sa communauté de culture. » D'où l'œuvre d'un Amdt ; d'un Jacob Grimm et de ceux qui, à leur, exemple, prêchent à leurs compatriotes que les chants, les contes, les coutumes populaires et l'histoire sont la meilleure façon pour un peuple de redécouvrir et de préserver son âme.

Lorsqu'en 1945, les puissances d'occupation en déterminèrent la nouvelle structure politique de l'Allemagne, « la fédération apparut le moyen de restituer un État inoffensif ». D'où aussi, dans la République fédérale, forgerie, par un Jürgen Habermas un Günter Grass, du concept « patriotisme constitutionnel », destiné à n'avoir, rappelle Nipperdey, « plus rien à voir la réalité [...] L'Europe est une Europe des patries. »

En faisant tomber le mur de Berlin et le rideau de fer, les Allemands n’ont pas dit autre chose. En réclamant, avec leur droit à l'identité nationale, droit au devenir historique.

Pierre Vial Le Choc du Mois Novembre 1992 N°58

(1) Une des tares de l'édition en France, est de ne publier la traduction d'importants ouvrages qu'avec un retard considérable, le meilleur des cas.

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