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Drogues et dépressions : le revers du culte de la réussite

Drogues et dépressions  le revers du culte de la réussite.jpegIls ont tous le même visage, lisse et souriant un teint halé et des lèvres sensuelles, sont toujours photographiés auprès des attributs de la réussite sociale : voiture de sport piscine, dans des lieux réservés à la jet-set. Et ça se termine souvent très mal La pharmacie de l'homme branché regorge de Prozac pour suppléer à la baisse de l'élan vital…

L’observateur des sociétés occidentales ne peut ignorer l'inquiétante omniprésence des symptômes dépressifs massifs. La marchandisation des technologies de « bien être », le recours au psy, le « coaching », l'édition de guides para-médicaux, la demande massive de pilules miracles pour un « bonheur sur ordonnance », manifestent le développement croissant d'un secteur économique et social consacré exclusivement au traitement du stress, du mal-être et de la dépression.

Sans-doute, cette dépression désigne-t-elle, sous un vocable scientifique, une réalité plus ancienne Job, déjà, succombe au désespoir en murmurant : « Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein, n'ai-je péri aussitôt enfanté » ? Le désespoir, la mélancolie, l'acédie, la dépression, recouvrent à des époques différentes ce même affaissement de la volonté, ce relâchement de la tension vitale en désir de mort. La conscience de la vanité du monde est une meule, qui, selon leur trempe, ronge l'âme du poète, du philosophe ou du moine jusqu'au suicide, ou l'aiguise jusqu'à Dieu. Ces hommes ont en commun la rare lucidité de savoir qu'ils sont peu de chose - de la cendre, rien de plus.

Le culte de la performance

Comme le montre Alain Ehrenberg, la mélancolie des anciens n'est pas sans filiation avec la dépression des modernes, toutes deux naissent d'une conscience de soi extrême : « Si la mélancolie était le propre de l'homme exceptionnel, la dépression est la manifestation de la démocratisation de l'exception. (La dépression est ainsi la mélancolie plus l'égalité, la maladie par excellence de l'homme démocratique ». Elle est la contrepartie pathologique de la croyance moderne en la liberté de chacun de « devenir soi-même » à force de volonté, un « self mode man », héros dormant sous le masque l'homme ordinaire.

Star Academy, Loft Story, les Start-Up, la glorification de la réussite sociale, la médiatisation de l'entreprise, concourent à entretenir la mythologie d'un épanouissement individuel de masse. La compétition est une pédagogie qui incarne pour tous la possibilité et le devoir de devenir « quelqu'un ».

Elle reproduit dans la vie sociale le paradigme sportif qui permet de résoudre la contradiction centrale dans les sociétés démocratiques entre égalité de principe et inégalités réelles.

Le sport mobilise la passion de l'égalité et le stade est le lieu où l'utopie moderne de l'harmonie entre la compétition et la justice est le mieux mise en scène. Les athlètes partent de la même ligne de départ, au même signal. Chacun est responsable de sa victoire ou de sa défaite. Que le meilleur gagne ! La justice est le fruit de la compétition.

Mais le « sport est sorti du sport », il est devenu, pour l'homme compétitif que nous devons tous devenir, un état d'esprit, un véritable « culte de la performance ». Ce mode de formation du lien social, du rapport à soi et à autrui, se décline dans toutes les sphères d'activités de la vie sociale. Selon Jean-Pierre Le Goff, les nouvelles méthodes de management appliquent ce modèle sportif à l'entreprise : « Autonomie », « évaluation », « contrats d'objectifs » dessinent la nouvelle configuration de l'encadrement et des rapports de travail. Les normes de productivité sont désormais censées être le produit d'une libre adhésion et font l'objet de « contrats individuels ».

En contrepartie, chaque salarié doit affronter seul le paradoxe constitutif de sa « libération » il est sommé d'être autonome et de « s'épanouir » en même temps qu'il doit se conformer à des normes strictes de performances. Comme le dit un thérapeute d'entreprise : « Le sentiment le plus important est ce sentiment de pouvoir faire aussi bien que les autres. Les gens ne peuvent arrêter de bosser de peur que quelqu'un les dépasse ou même prenne leur place. »

Logique de l'addiction

Chacun doit se singulariser, montrer ses dents blanches, son haleine pepermint, il faut être à l'optimum de ses performances, quelles que soient ses conditions de travail et rester vigilant est-on jamais sûr de ses propres compétences par comparaison, non seulement avec les autres, mais aussi avec son propre fantasme de « devenir » l'athlète du marché, le cadre branché en stéréo sur les cours du dollars et de l'euro ?

Comme l'écrit Alain Ehrenberg « le culte de la performance fait la synthèse de la compétition et de la consommation, en mariant un modèle ultra concurrentiel et un modèle de réalisation personnelle. » La comparaison permanente devient la norme qui sanctionne toutes les relations sociales, aboutissant à des logiques de singularisation des personnes qui doivent rendre toujours plus visible leur individualité. C'est le trait marquant de la sensibilité égalitaire moderne : « se différencier dans la similitude ».

L'impératif de réussite individuelle a pour nécessaire corollaire l'angoisse de l'échec, la peur de n'être pas à la hauteur de ce que suppose l'égalité de la compétition. Comme le dopage sportif, la prise de psychotropes répond à cette crainte. Si pour Baudelaire dans les Paradis artificiels, les drogues sont un moyen d'évasion dans l'irréalité en décuplant sa personnalité jusqu'à devenir dieu : les psychotropes proposent au contraire une aide pour affronter une réalité utopique qui exige d'être un dieu. Leur prise relève de la logique du dopage sportif, c'est une toxicomanie d'action, qui permet à l'individu de s'intégrer dans une réalité hostile. Ils « doivent dès lors être considérés comme l'exercice du rapport à autrui quand autrui n'est plus que la mesure de soi-même » note Ehrenberg.

Les psychotropes et autres antidépresseurs sont une prothèse chimique, c'est un lit de Procuste à l'envers qui doit permettre à chacun de devenir le héros qu'est l'individu « réalisé ». Pour Marcel Gauchet, « la dope est le moyen de combler la passion purement privée d'être soi dans l'impossibilité d'y arriver ».

L'individu fragilisé

Le recours aux drogues légales comme au soutien psychologique révèlent les fragilités de l'individu sommé de devenir « lui-même ». Le sacre du « choix individuel » comme norme ultime de la société s'est substitué aux grands récits communautaires qui donnaient sens à la vie de chacun et constituaient un ensemble de valeurs référantes pour tous. L'idéal de l'accomplissement n'est plus associé à la quête d'un salut surnaturel ou à une aspiration collective à la transformation de la société, mais s'est subjective et sécularisé en « réalisation de soi ». Cette individualisation de l'utopie en idéal du moi est selon Marcel Gauchet : « le style de la certitude quand il n'y a plus de certitudes. » L'individu doit lui-même produire le sens de sa vie et interpréter l'adversité de l'existence. Il erre entre tous les systèmes philosophiques ou religieux qu'offre le marché du sens, sans pouvoir s'attacher puisque tous semblent se valoir, aucun ne peut lui donner un réconfort durable pour orienter son existence. Pourquoi vivre, aimer, travailler, procréer et mourir ? Faute de sens, la réalité perd tout intérêt pour l'homme moderne qui ne parvient pas à la rejoindre.

Derrière une agitation maladive de fêtes en fêtes, d'éphémères conquêtes sexuelles, c'est le flou existentiel la frivolité, l'ennui, la fatigue, l'angoisse et les tendances suicidaires manifestent la vulnérabilité d'un individu qui a perdu sa raison de vivre. Comme le décrit bien Tony Anatrella, il est incapable d'anticiper l'avenir, de faire des projets ; il laisse les circonstances décider à sa place. Pour s'orienter au gré des jours, en pleine crise de l'intériorité, divisé contre lui-même par une raison désorientée, il se réfugie dans l'injonction des sens qui seuls le guident. Sa volonté annihilée dans le champ indéterminé du possible, il devient la proie des désirs-stimulis de l'offre marchande.

La dépression est la sanction pathologique de cette errance. Dans un contexte où le choix est la norme et la précarité interne son prix, elle compose la face sombre de l'intimité contemporaine. « Telle est l'équation de l'individu souverain libération psychique et initiative individuelle, insécurité identitaire et impuissance à agir » conclut Ehrenberg. Telle est aussi la leçon de la dépression « L'impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l'homme est propriétaire de lui-même et source autonome de son action. » En ignorant le sens social et spirituel de la personne humaine, le développement du libéralisme au nom de l'autonomie, de l'égalité et de la concurrence répand la mort dans les âmes, érode le sens de l'avenir et le goût de l'engagement, conduit la société à sa fin.

Didier Lemaire Le Choc du Mois juin 2009

Tony Anatrella, Non à la société dépressive, Champs Flammarion, 1995.

Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Odile Jacob, 1999 et Le culte de la performance, Hachette-Pluriel, 1996.

Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, La Découverte, 1999.

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