Passons sur la campagne de lancement du livre. Les publicitaires savent que Houellebecq, auteur de quelques romans sur le tourisme sexuel comme horizon indépassable d'un Occident déprimé, est un des rares écrivains vraiment provocants dans notre monde aseptisé. On se souvient de ses propos sur l'islam, « vraiment la plus con de toutes les religions ». Il avait manifesté aussi quelque sympathie pour les « commandos anti-avortement », comme disent les féministes qui jouent à se faire peur. Aujourd'hui, il est très prudent il aime les immigrés, il aime les juifs, il parle du « droit d'avorter » et des « exactions de la Milice », bref il adopte le vocabulaire de l'ennemi. La question de l'avortement affleure toutefois. On sait qu'il a été dès la naissance abandonné par sa mère, qu'il a été élevé par une grand-mère dont il a pris le nom pour pseudonyme. Il écrit donc à la date du 8 mai 2008 « Nous sommes revenus à un âge préhistorique de l'humanité, où, par exemple, la mère, et elle seule, décide ou non d'avorter. Une des questions que m'ont le plus souvent posée ceux qui étaient au courant de mon histoire, c'est Pourquoi ta mère, médecin, n'a-t-elle pas avorté ? Je ne leur en veux pas, ça leur venait spontanément à l'esprit... »
Mais les échanges de BHL et de Houellebecq sur leurs géniteurs (les parents Lévy eux, sont bien sûr irréprochables) ne sont pas l'aspect le plus intéressant du livre. On peut leur préférer nettement les échanges "éthiques" et littéraires.
Quand les deux hommes essaient de dire pourquoi ils écrivent, on voit nettement s'esquisser une opposition réelle entre ceux qui cherchent à durer un peu plus longtemps que nos pauvres corps et nos mémoires défaillantes, pour qui tout doit aboutir à un livre ou à un article, et l'on s'aperçoit que c'est le cas des écrivains "engagés" ainsi démystifiés, de Voltaire à Hugo (BHL, à sa mesure, est de ce côté-là) et ceux qui cherchent un peu de chaleur humaine, hic et nunc, dans le débat, la conversation c'est le cas de toute cette littérature de mondains qu'est la littérature classique, de Malherbe à La Fontaine en passant par Racine et Molière, c'est le cas aussi de Houellebecq qui le dit en termes émouvants : c'est pourquoi il aime Pascal, Chesterton, et, plus étonnant, Chateaubriand.
C'est sur "l'engagement" tel qu'on le vante ou le dénigre depuis un siècle, que la controverse entre Houellebecq et BHL s'anime un peu. Houellebecq, l'ami des animaux, revendique un pacifisme intégral et conséquent. C'est très rare : je ne vois guère que Giono et Marcel Aymé à avoir tenu cette position (le premier l'a d'ailleurs payé de quelques mois de prison); Alain, lui, détestait les officiers plus que la guerre, d'où sa petite phrase de l'été 1940 où il dit préférer l'occupant allemand au général français à particule. Saluons donc la position de Houellebecq, sans la partager : à partir du moment où l'on écrit dans un journal politique, c'est bien qu'on estime qu'il y a des causes qui valent qu'on se batte et qu'on meure pour elles.
Mais il y a la manière. Il y a la morale. Et quand BHL maintient son éloge des "résistants" abattant un soldat allemand dans le métro, terrain sur lequel l'a entraîné Houellebecq, celui-ci rétorque : « La fin ne justifie pas les moyens. » Et BHL en reste muet, comme lorsque Houellebecq refuse de distinguer entre séparatistes tchétchènes et séparatistes basques sous prétexte que les seconds s'attaquent à un régime "démocratique".
Si donc Houellebecq marque des points sur le terrain de la morale et de la politique, les deux correspondants sont aussi décevants l'un que l'autre devant la littérature contemporaine. Houellebecq fait la fine bouche devant Céline (on verra pourtant, quand paraîtra le premier volume de la Correspondance de Céline en Pléiade, le fossé qui sépare le génie du petit talent !) BHL s'extasie devant le style dégoulinant d'Aragon, et même devant la prose de Mitterrand - mais c'était en 1976, et Aragon lui répliqua : « L'écriture de M. Mitterrand ! Vous plaisantez ? Il n'y a ni à l'aimer ni à ne pas l'aimer ; elle est juste indécente une guenille de mots et de clichés… »
Et le style de nos deux épistoliers ? Houellebecq a quelques bonheurs d'écriture, ici et là. BHL est constamment pédant et pompier à son habitude. Il veut même citer du grec pas de chance, pour désigner « ceux qui passent inaperçus », le grec a le choix entre lanthanontes et lathontes, mais lathanontes n'existe pas. C'est une des rares fautes d'un livre qui a été soigneusement relu et corrigé, chose si rare dans l'édition française qu'elle mérite d'être signalée.
François Lecompte Écrits de Paris N° 715
Michel Houellebecq et B.-H. Lévy Ennemis publics. Flammarion-Grasset, 334 pages, 20 € (pas d'index).