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George Orwell libertaire et rebelle 1/2

George Orwell libertaire et rebelle.jpegAssis devant sa machine à écrire, une fine moustache ornant son sourire, vêtu de tweed, l'air aussi britannique que Sir Oswald Mosley, avec, en arrière-plan, un soldat casqué sans visage, à l'équipement futuriste, pointant sa mitraillette vers lui : c'est dans cet appareil, allusion directe à 1984, que l'on peut voir George Orwell au Musée de cire de Madame Tussaud, à Londres. Comme le note Jean-Claude Michéa dans son essai Orwell, anarchiste Tory(1) la lecture américaine d'Orwell, c'est-à-dire exclusivement «anti-totalitaire», a longtemps prévalu, et c'est effectivement celle qui vient le plus immédiatement à l'esprit. Curieusement, Hannah Arendt, qui aurait pu être concernée par la pensée d'Orwell, semble ne pas l'avoir connu. Pourtant, si le terrible et magnifique 1984 est bien le maître-livre d'Orwell, il ne faut pas l'y réduire. Essais, articles, témoignages (Hommage à la Catalogne), romans, font aussi partie de son œuvre.

Qui était, d'où venait George Orwell ? C'était tout d'abord un homme discret et même secret, qui ne s'étendait pas, même avec ses amis, sur sa vie privée et son enfance. Il naît sous le nom d'Erik Blair en 1903, au Bengale, d'un père employé à la section opium du gouvernement de l'Inde. Son enfance et son adolescence sont celles d'un jeune Britannique appartenant à la classe moyenne supérieure. En 1917 il entre à Eton. Mais Orwell l’Étonien ne parlera pour ainsi dire jamais de son passage dans la célèbre école, ne semblera jamais en avoir été influencé, alors que, comme le note Bernard Crick(2), « le passage par Eton marque un homme à vie ». Pourtant, c'est là qu'Orwell fait connaissance avec les dialogues de Platon, et cela ne sera pas sans effet sur lui. Et il ne sera pas pour rien dans l'introduction, dans l'établissement, de Wells, de Butler, de Shaw et « d'autres auteurs décapants » (Crick).

En décembre 1921 Orwell quitte Eton pour entrer dans une boîte à concours de Southwold, dans le Suffolk, afin de préparer le concours d'entrée dans la police impériale des Indes. Admis, il embarque en octobre 1922 pour Rangoon. Il a dix-neuf ans. L'arrivée à Rangoon est suivie d'un stage dans un camp d'entraînement de la police. Les témoignages de ceux qui le côtoyèrent à cette époque décrivent quelqu'un de discret, de réservé, fréquentant peu le club (équivalent du mess) et qui, au début du moins, semble adhérer au système de valeurs que suppose l'Empire. Cours de birman, d'hindi, de droit, et maintien de l'ordre, c'est-à-dire bastonnade et, dans certains cas, pendaisons, tels sont, non pas les plaisirs, mais les activités. L'empire britannique fut une incarnation complexe et souvent habile de la domination de l'homme blanc sur l'homme de couleur, et Orwell, policier impérial, participa de ce système. Non seulement il dirigea des punitions et des châtiments corporels, mais, selon certains témoignages, il défendit devant des visiteurs (entre autres un missionnaire américain) les méthodes les plus musclées, sans qu'on sache d'ailleurs s'il y avait une part d'ironie dans ses paroles. Selon certains témoignages, il tenait des propos que n'aurait pas reniés Kipling.

Ce n'est que progressivement que les réserves intérieures du policier Orwell se développèrent. Il restait un patriote britannique qui aimait l'Angleterre, mais l'Empire, et ceux qui avaient la charge de le représenter et de le maintenir, lui déplaisaient de plus en plus. Il nota que c'était les éléments les plus brutaux du peuple anglais (les meilleurs, auraient peut-être dit Nietzsche ou Dostoïevski) qui avaient été sélectionnés pour intégrer les échelons inférieurs du système colonial. Le résultat en était qu'Orwell détestait les hommes de l'administration britannique, mais portait aussi sur les Birmans des jugements très durs, et était tout à fait conscient de la haine que ceux-ci lui portaient, en tant que représentant de l'ordre britannique.

Le jour où Erik Blair a du abattre un éléphant.

Le policier Orwell fut une fois appelé sur le lieu d'un drame : un éléphant avait, au cours d'une crise de fureur, écrasé un Birman. Redevenu calme, l'animal ne présentait plus de danger et broutait tranquillement; son exécution n'avait donc plus rien de nécessaire, et Orwell n'avait aucune envie d'y procéder. Mais la foule faisait pression sur lui pour qu'il agisse. « Quand j'appuyai sur la détente, je n'entendis pas le coup. […] À cet instant, en trop peu de temps aurait-on pu penser pour que la balle atteigne son but, l'éléphant s'était métamorphosé de façon terrible. Il n'avait pas bougé et n'était pas tombé, mais toutes les lignes de son corps avaient changé. Brusquement, il semblait frappé, rétréci, immensément vieux, comme si le choc effroyable de la balle l'avait paralysé sans l'abattre. […] En réalité, je n'étais que le jouet absurde de la volonté de ces faces jaunes qui se trouvaient derrière moi. Je compris à ce moment que lorsque l'homme blanc devient un tyran, c'est sa propre liberté qu'il détruit. »

Selon Bernard Crick, en Birmanie, Orwell était « seul et désespéré » et « regrettait de ne pouvoir devenir écrivain au lieu d'être ce policier besogneux ». Orwell refusait le colonialisme, britannique en l'occurrence, mais cette condamnation englobait les autres colonialismes européens, non seulement à cause des torts qu'ils causent aux populations dominées, mais aussi parce qu'ils corrompent ceux qui les pratiquent. En juillet 1927 après cinq années de service, il démissionne. Dans Le quai de Wigan, il écrira : « Je comprenais que non seulement je devais fuir l'impérialisme mais aussi toute forme de domination de l'homme par l'homme. »

Sa démission fut suivie de trois années difficiles à Paris et à Londres, au cours desquelles il exerça différents métiers, comme plongeur dans les restaurants et les hôtels. Cette situation était en partie voulue, même si Orwell fut réellement démuni à plusieurs reprises. Mais il voulait enquêter sur ce qu'était le peuple des bas-fonds, sur ce qu'était l'extrême pauvreté, et sur ses conséquences psychiques et physiques. Cette période d'errance et d'enquête mènera Orwell jusqu'en 1931. Il en sortira le récit intitulé en anglais Down andout (traduit en français sous le titre La vache enragée, dans la dèche à Paris et à Londres). Des éléments de cette expérience passèrent dans 1984, car, pour Orwell, le totalitarisme organise la misère pour avilir. Il n'avait pas prévu le consumérisme et la déshumanisation à l'œuvre dans le monde libéral capitaliste.

De chaque épisode de sa vie, Orwell tirait un livre. Ses cinq années de police en Birmanie avaient engendré Tragédie birmane, ses deux années de «cloche» La vache enragée. C'est aussi vers cette époque qu'il adopta le pseudonyme de George Orwell.

De 1931 à 1935, il est à Londres. Il travaille dans une librairie (1934-1935) à Hampstead, il écrit et refait le monde avec quelques amis, en général plus jeunes que lui, qui a alors 31 ans. Son expérience en Birmanie l'a de plus «vieilli». Ses logeurs sont aussi les propriétaires de la librairie, et des amis de sa famille. Ils sont tous les deux membres de l'ILP (Indépendant Labour Party), parti que Crick définit comme étant un « étrange mélange de vieil évangélisme et de marxisme non-communiste ». Orwell est bel et bien perçu par ceux qui le fréquentent comme un homme de gauche, sa détestation - le mot n'est pas trop fort - de l'Empire l'y prédisposant, un homme de gauche donc, mais sans carte de parti. Il vit de critiques littéraires, par exemple pour The New English Weekly. De cette époque date le roman : Et vive l'aspidistra !, qu'il reniera à la fin de ses jours.

Orwell part en Espagne avec la veste d'Henry Miller

Le quai de Wigan (1936) porte témoignage d'une descente dans une mine de charbon et des conditions de vie des mineurs. Orwell se sent concerné par les difficultés de la vie des travailleurs et se sent sur ce point socialiste. En juin 1936, il se marie avec Eileen, et c'est en juillet de cette même année que se déclenche la guerre d'Espagne. Orwell se tient au courant, mais on ne sait rien de ses premières pensées. Cyril Conolly, un de ses amis de jeunesse, de retour de Barcelone, fit un portrait chaleureux des anarchistes espagnols, et peut-être Orwell, qui était déjà bien plus proche des anarchistes que de tout autre courant politique, en eut-il connaissance. Quoi qu'il en soit, c'est durant l'hiver 1936 qu'il décide de partir pour l'Espagne. Sans grands moyens, il vend l'argenterie pour s'équiper. Il fait escale à Paris et trouve le temps de rendre visite à Henry Miller, dont il avait admiré Tropique du cancer et Printemps noir. C'est un dialogue de sourds, car nul n'est plus éloigné de toute idée d'engagement qu'Henry Miller. Au bout d'un moment, Miller, qui n'a aucune idée particulière sur le conflit et qui, en fait, s'en moque, comprend l'inutilité d'essayer de dissuader Orwell : il lui donne sa bénédiction et une veste en velours qui servira au cours de quelques froides nuits de garde dans les tranchées républicaines.

Quelques jours plus tard, arrivé à Barcelone, Orwell s'engage dans les rangs du POUM trotskiste. Intégré dans une centuria (ou bataillon), l'engagé Orwell est fait caporal. Après tout, son expérience d'officier de la police impériale britannique n'était pas inutile ! John Mac Nair, un Anglais qui s'occupait du bureau du POUM à Barcelone et de la liaison avec l'ILP britannique, trouva Orwell « forçant environ cinquante jeunes Catalans enthousiastes mais indisciplinés à apprendre les rudiments de l'exercice militaire. Il les faisait courir et sauter, leur apprenait à se mettre en rang, leur montrait comment se servir du seul fusil disponible, un vieux Mauser, en le démontant et en expliquant l'utilité de chaque pièce. Disparu l'ancien d'Eton nonchalant, à sa place se trouvait un ardent homme d'action maîtrisant totalement la situation. Quand les deux heures d'exercice furent terminées, il entraîna les gars au bain, sauta le premier et fut suivi par tous ». Après une cuite en commun au mauvais vin rouge, Orwell s'est définitivement attiré le respect de ses jeunes recrues.

Un socialiste libertaire dans les rangs du POUM

Tout le monde se tutoie, du simple soldat à l'officier. Toutes les nationalités se côtoient, il y a là des Anglais, des Allemands (parmi eux Willy Brandt, futur chancelier de la RFA), des Belges, des Français, et Hommage à la Catalogne débute par une belle description de la rencontre fugace d'Orwell avec un jeune milicien italien : « Il portait sa casquette à visière de cuir farouchement inclinée sur l'œil. […] C'était le visage de qui est capable de commettre un meurtre et de donner sa vie pour un ami, le genre de visage qu'on s'attend à voir à un anarchiste - encore que cet homme fût peut-être bien un communiste. Il reflétait, ce visage, la bonne foi en même temps que la férocité, et ce pathétique respect aussi que les illettrés vouent à ceux qui sont censés être leurs supérieurs. » Au moment de se séparer, le milicien italien se dirigea vers Orwell et lui serra très fort la main. « C'est étrange, l'affection qu'on peut ressentir pour un inconnu ! […] J'ai plaisir à croire qu'il éprouva pour moi une sympathie aussi vraie que celle qu'il m'inspira. Mais je compris aussi que si je voulais conserver de lui ma première impression, il me fallait ne point le revoir et il va sans dire que je ne l'ai jamais revu. » De fait, des horreurs furent commises des deux côtés, et si Orwell acceptait tout à fait la nécessité de tuer, et d'être éventuellement tué, il n'aurait sûrement pas acquiescé à tout. Hommage à la Catalogne se présente comme un témoignage, mais c'est aussi l'accomplissement d'une écriture. Ses vues politiques se précisent, et ce socialisme démocratique qu'il appelait de ses vœux ressemble fort au projet libertaire. Il s'était engagé au POUM, mais il était en réalité plus proche des anarchistes. Et, à vrai dire, il fut servi en matière d'anarchie, au sens commun du moins. La pagaille, les équipements disparates, sans parler des uniformes : l'état des milices républicaines, leur absence d'organisation matérielle et la jeunesse des recrues - 16 ou 17 ans pour beaucoup - tout concourait à accentuer le désordre. Mais, d'emblée, Orwell est frappé par la dignité des Espagnols en général, des Catalans en particulier : « Je défie qui que ce soit […] de n'être pas frappé par le sens inné qu'ils ont de la dignité humaine, et surtout par leur droiture et leur générosité. La générosité d'un Espagnol, dans l'acception courante du terme, est parfois presque embarrassante : si vous lui demandez une cigarette, c'est tout le paquet qu'il vous force à prendre. Et aussi il y a en eux une générosité d'une nature plus profonde, une grandeur d'âme réelle dont j'ai rencontré maint et maint exemple sous les apparences les moins prometteuses. »

À suivre

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