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George Orwell libertaire et rebelle 2/2

Le témoignage d'Orwell rejoint celui de Simone Weil

La longue et maigre silhouette d'Orwell fut souvent comparée à celle du Quichotte, et cela tombait bien au pays de Cervantes. Cependant, il n'y avait là plus rien de burlesque - mais peut-être n'y avait-il eu non plus rien de burlesque dans l'intention de Cervantes, comme le notera Orwell plus tard, en citant Nietzsche. Dans ces Brigades internationales se fait l'Europe, se noue la fraternité européenne, comme elle se noue dans le camp d'en face, et le Gilles de Drieu La Rochelle, par exemple, en rendra compte, lui aussi.

Orwell passera plusieurs mois à faire la guerre dans des conditions bien sûr pénibles, le pire étant le manque de matériel, le froid et les poux. Peut-être aurait-il pu croiser Simone Weil, engagée quant à elle dans les rangs de la FAI. Ses observations sur bien des points rejoignent celles d'Orwell, et sur la dignité des paysans espagnols en particulier, et sur les crimes commis de part et d'autre. Ce sera l'objet d'une lettre de la philosophe à Bernanos, en 1938, rédigée après la lecture des Grands cimetières sous la lune. Mais si Orwell observe les hommes de son œil « chaleureux et introverti à la fois », il est venu pour se battre, et de nombreux témoignages attestent de son courage et de la réalité de sa présence au combat. Il craint plus les rats que les balles (on retrouve ces derniers dans 1984), et cette phobie eut une fois de lourdes conséquences, comme le raconta à la BBC un autre engagé, Bob Edwards, en 1960 : « Un rat particulièrement aventureux avait ennuyé Orwell trop longtemps, si bien qu'il sortit son pistolet et lui tira dessus. Mais l'explosion résonna dans l'abri, et on dut l'entendre sur l'ensemble du front, ou presque, et les deux côtés se sont mis à tirer. L'artillerie entra en branle, on envoya des patrouilles, les nids de mitrailleuses firent feu et, à la fin, la cantine fut totalement détruite ainsi que les deux bus qui avaient apporté nos réserves. » Les combattants purent voir souvent la grande silhouette d'Orwell se promener calmement sous un déluge de feu il ne connaissait pas la peur et, dans son cas, le flegme britannique était une réalité. S'il acceptait le « meurtre nécessaire », il ne put s'empêcher d'avoir le cœur serré en entendant les hurlements du pauvre diable qu'il avait touché en lançant une bombe dans une tranchée.

Quant à la nature du conflit, Orwell ne s'y est pas trompé : Franco n'est pas un fasciste, il vise plus « à restaurer le féodalisme » qu'à installer le fascisme. Du côté républicain, ce que va expérimenter Orwell, c'est la division des différents courants qui le constituent, et les manœuvres aberrantes des communistes, avec derrière eux les Soviétiques, qui font la chasse aux anarchistes et, surtout, aux trotskistes, considérés comme «fascistes». Cette guerre à l'intérieur de la guerre se traduisit à Barcelone par des combats entre forces de l'ordre obéissant aux communistes et partisans du POUM. Orwell fut écœuré par ces événements, et par la manière dont la presse communiste, ou infiltrée par les communistes, rendait compte des événements. C'est à cette époque qu'il devint véritablement anticommuniste.

Il découvre en Catalogne le vrai visage du communisme

Le 10 mai 1936, alors qu'il était revenu sur le front, Orwell reçut une balle dans la gorge. Un millimètre plus haut, et la balle était mortelle, à coup sûr. Soins pendant quelques semaines, puis démobilisation, telle fut la suite de son aventure. Non sans quelques nouveaux démêlés avec les staliniens : un de ses amis, Bob Smilie, correspondant de l'ILP fut arrêté par les communistes et mourut en prison, probablement assassiné. D'autres encore, avec lesquels il avait été lié (Andres Nin), disparurent dans des conditions similaires. Manquant à plusieurs reprises d'être arrêté, Orwell finit par réussir à regagner l'Angleterre, très fatigué par les séquelles de sa blessure, les poumons probablement déjà malades.

Il fut plutôt mal en point durant l'année 1938. C'est à ce moment qu'il devint un écrivain politique. Jusqu'en septembre 1939, il resta hostile à l'idée d'entrer en guerre avec l'Allemagne. Cette période de la fin des années trente est celle de la montée des périls, et de la guerre, pendant que se mettent en place, dans l'esprit d'Orwell, les ingrédients qui constitueront 1984, huit à neuf ans plus tard. Période, comme il l'écrit, « des matraques en caoutchouc et des camps de concentrations, des barbelés et des cellules secrètes où la lumière électrique brûle jour et nuit pendant qu'un garde vous surveille, des chemises de couleur uniforme et de foules hurlant leur adoration du leader (mais ne le détestent-elles pas autant qu'elles l'adorent?), période de la haine et des slogans ». La pensée réduite à l'état de slogans, c'est-à-dire aussi le traficotage et l'appauvrissement du langage, fut une des grandes préoccupations d'Orwell. Il resta pacifiste jusqu'au pacte germano-soviétique. Mais ce qui lui semblait être une sorte de conjonction des totalitarismes mit un terme à ce pacifisme.

George Orwell s'engage totalement contre le nazisme

La guerre déclenchée, Orwell se démène pour se faire engager, mais il ne peut cacher l'état de ses poumons. Il essaiera pourtant sans relâche, rusant avec les médecins, souvent persuadé que ce n'était pas sa santé qui était en cause, mais le fait qu'il avait servi dans les rangs du POUM. Orwell se sentait à sa place dans l'état de guerre, il y voyait une situation dans laquelle le pays se «fascisait», mais aussi une école de courage et de civisme, un état de la collectivité dans lequel la solidarité et l'esprit de sacrifice pouvaient se déployer : « Il se sentait incroyablement chez lui pendant le Blitz, au milieu des bombes, du courage, des décombres, des restrictions, des sans-abri, devant ces signes de la révolution montante » (Cyril Connolly).

Jugé à plusieurs reprises en trop mauvaise santé pour servir dans l'armée, il trouva dans la Home Guard, sorte de milice populaire, ou de garde nationale, l'institution qui lui permettrait d'assouvir ses appétits de service. Ceux qui furent sous les ordres du sergent Orwell se souviendront qu'il prenait très au sérieux sa mission, décidant par exemple, au moment où l'hypothèse d'une invasion terrestre par la Wehrmacht était plausible, d'enseigner aux hommes de sa compagnie la fabrication de bombes à essence, dans un garage vide. Il voyait certes dans la Home Guard une milice potentiellement fasciste, mais il appelait, dans ses chroniques, les citoyens de gauche à y entrer afin de faire en sorte qu'elle ne le soit pas, ou plus! Sa section était composée « de deux grossistes de Covent Garden, un propriétaire de garage et son fils, un fabricant juif de piano et son neveu, un chauffeur de camionnette, un ouvrier d'usine, un plombier et un vieux soldat sans emploi ». D'une manière générale, Orwell estimait que socialisme et patriotisme, non seulement ne sont pas incompatibles, mais sont même indissociables, particulièrement en temps de guerre. Il croyait aussi que l'état de guerre permet des avancées sociales impossibles en temps de paix.

En 1941 il essaya encore une fois, en vain, d'entrer dans l'armée. Il accepta alors l'offre qu'on lui fit de travailler à la BBC, au mois d'août de le même année. Pendant deux ans, il dirigea des émissions en direction de l'Inde, en vue d'encourager la participation indienne à l'effort de guerre. Orwell commençait à être connu et reconnu. C'est à cette époque qu'il entreprit la rédaction, en plus de ses chroniques dans la presse écrite et de ses émissions de radio, de cette description de l'Angleterre qu'est Le lion et la licorne, les deux animaux emblématiques de la Grande-Bretagne. C'était en fait une sorte d'essai sur l'Homo britannicus, une affectueuse description, à travers classes sociales et habitudes, de la vie et de l'esprit des Anglais. « Dès que l'on revient en Angleterre, depuis un autre pays, l'on a tout de suite la sensation de respirer un air différent. La bière est plus amère, les pièces de monnaie sont plus lourdes, l'herbe est plus verte, la publicité plus criarde. Les foules des grandes villes, avec leurs visages noueux, leurs dents mal plantées, et leurs manières douces, sont différentes de celles du reste de l'Europe. Oui, il y a quelque chose de distinct, de reconnaissable dans la civilisation anglaise. C'est une culture, aussi spécifique que celle de l'Espagne. Elle est liée aux petits-déjeuners substantiels et aux dimanches tristes, aux villes enfumées et aux routes tortueuses, aux champs verdoyants et aux boîtes aux lettres rondes et rouges… C'est votre civilisation, c'est vous. » Et il ajoutait : « Pendant que j'écris, des êtres humains hautement civilisés volent au-dessus de ma tête en essayant de me tuer. »

Orwell pensait que cette nation britannique qui, certes, ne pouvait rivaliser en peinture, en musique et en philosophie (mais il avait bien peu d'estime pour la philosophie) avec l'Allemagne ou la France, cette nation, donc, qui portait si haut la notion de privacy et de liberté individuelle, ne pouvait qu'être rétive à tout pouvoir totalitaire. La «douceur» selon lui caractérisait cette «civilisation britannique», mais à cela on pourrait tout de même objecter la rudesse de Cromwell, la ténacité et la grande valeur militaire des Britanniques, l'invention, toutes proportions gardées, des camps de regroupement pour prisonniers, et bien d'autres choses encore qui ne vont pas du tout dans le sens de cette «douceur».

Émissions non conformistes sur les ondes de la BBC

Peut-être alors faut-il surtout entendre cette douceur comme quelque chose d'essentiellement intérieur, comme la marque d'un lien social puissant qui fait que, quelle que soit la classe sociale, l'appartenance au corps de la nation britannique confère des droits, et des devoirs, parfaitement intériorisés. Orwell fait remarquer, par exemple, qu'à Londres, dans les années trente, un marchand de journaux pouvait s'absenter pour aller boire un verre et laisser sa caisse ouverte sans crainte aucune. Des dégradations sur du mobilier urbain ou dans les transports en commun étaient dans cette société impensables; quant à tirer sur les pompiers. Bienveillance et respect des citoyens les uns vis-à-vis des autres, et de l'État vis-à-vis des citoyens, telles sont selon Orwell les caractéristiques de cette démocratie. Nous pouvons observer les vestiges de cette mentalité dans le droit anglo-saxon et dans la grande tradition de liberté d'expression qui règne en Angleterre. Et sans doute, aussi, dans certains aspects de la Constitution des États-Unis.

À la BBC, Orwell essaya de réaliser des émissions originales et politiquement risquées, relativement à la ligne officielle de la direction. C'est ainsi qu'il invita E.M.Forster ou T.S.Eliot, mais aussi l'écrivain anarchiste canadien George Woodcook. L'atmosphère de la BBC, de ses grands immeubles austères, son organisation interne, se retrouveront dans le « Miniver » de 1984.

En septembre 1943 il démissionna, sans faire état de « griefs particuliers » ou de désaccords politiques, mais en expliquant qu'il avait le sentiment de perdre son temps et d'être inefficace. Rares sont les fonctionnaires à avoir, dans quelque pays que ce soit, ce genre de scrupules et de réactions, d'autant plus qu'il démissionnait sans avoir aucun autre travail en vue. Vers la fin de l'année 1944, Orwell entreprit à nouveau des démarches afin d'être mobilisé d'une façon ou d'une autre. C'est ainsi qu'il finit par partir en mars 1945 comme correspondant de guerre, à Paris, puis à Cologne, sous l'uniforme d'officier. Cet épisode ne dura que quelques semaines malade, il fut obligé de rentrer. Au même moment, sans qu'il en soit informé, sa femme subissait une opération a priori peu risquée. Elle mourut pendant l'anesthésie.

Au mois d'août 1945 parut La ferme des animaux, une cruelle satire du communisme, sorte d'ancêtre métaphorique du Livre noir du communisme. Le succès fut immédiat et si grand qu'il y eut rapidement rupture de stock. En novembre, Buckingham envoya le Messager royal, c'est-à-dire l'homme particulièrement chargé de ce genre de courses, acheter un exemplaire. L'homme s'entendit répondre que le livre était épuisé, et il dut, en grand équipage, à cheval, se rendre à la librairie anarchiste située dans Red Lion Square, où Woodcook lui remit un exemplaire.

La figure de Staline sous les traits du cochon Napoléon

La victoire du cochon Napoléon, dans ce conte savoureux et cruel, conducteur de la révolution visant à mettre à bas le pouvoir des hommes, mais aussi spoliateur des autres animaux, n'arrangea pas les relations d'Orwell avec les staliniens. Le livre se terminait par le pacte, toujours au détriment des animaux laborieux, des humains et des cochons, et par l'indifférenciation des deux espèces : « Dehors,, les yeux des animaux allaient du cochon à l'homme et de l'homme au cochon, et de nouveau du cochon à l'homme; mais déjà il était impossible de dire lequel était lequel. »

Le succès était là, au moment où Orwell était déjà veuf et malade.

Lorsque les deux bombes atomiques furent lancées sur le Japon, il avait déjà entrepris la rédaction de 1984. On pouvait y trouver ces phrases prémonitoires : « Il y a en conséquence deux grands problèmes que le parti a la charge de résoudre l'un est le moyen de découvrir, contre sa volonté, ce que pense un autre être humain, l'autre est le moyen de tuer plusieurs centaines de millions de gens en quelques secondes, sans qu'ils en soient avertis. »

Ce que nous dit Orwell du totalitarisme dans 1984

Qu'est ce que le monde de 1984 ? Un monde totalitaire nouveau, un monde de tourment et de haine, de frustration permanente, d'oppresseurs et d'écrasés, mais, comme le dit l'inquisiteur policier et philosophe O'Brien, un monde de pouvoir toujours plus affiné, toujours plus aiguisé. Tous ceux qui ont connu Orwell, ou écrit et enquêté sur lui, insistent sur son excentricité discrète, son goût de la liberté individuelle, et ce dans un sens très britannique. Peut-être faut-il voir dans ce goût, qui fut longtemps très prononcé chez les Anglais, un vestige de cette mentalité à laquelle Oswald Spengler attribuait la naissance du libéralisme, et qu'il opposait à la mentalité prussienne. Ou bien encore, comme le pensent certains, un héritage de la démocratie grecque.

Quoi qu'il en soit, les Britanniques en général et Orwell en particulier ont toujours eu la réputation d'être particulièrement rétifs à toute emprise totalitaire. Orwell ne pouvait, dès lors, qu'être frappé par l'époque dans laquelle il vivait, celle de la constitution des blocs, de la concentration des pouvoirs et des savoirs - le nazisme comme le communisme étant des essais, des tentatives dans ce sens. On pouvait d'ailleurs imaginer des variantes.

Les dialogues de Winston l'hérétique avec O'Brien sont éblouissants. La synthèse du nazisme et du communisme imaginée dans ce livre pouvait paraître si peu réalisable que certains n'y ont vu qu'une satire, mais d'autres l'interprétaient comme une prophétie. La lecture de 1984 présente donc un double intérêt : d'une part, en tant qu'oeuvre littéraire parfaitement accomplie et, d'autre part, en tant que cette fiction nous désigne certains traits de notre modernité, certaines tendances au travail dans notre monde. (À suivre)

Emmanuel LÉVY Éléments N° 104 mars 2002

1) Climats, 2000.

2) George Orwell, Une vie, Balland, 1982.

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