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La pensée des Lumières : nécessité d'un droit d'inventaire (I)

Plus de 250 ans après le lancement de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert 1751 , que reste-t-il des Lumières ? Un mythe et beaucoup d'ambiguïtés.

Le mythe, c'est l'idée que l'usage de la raison a été inventé par les Lumières. C'est très excessif. C'est faire peu de cas des Grecs, des Romains, des Renaissants et même des théologiens. Mais il reste un acquis de la pensée des Lumières : l'idée que les hommes font leur histoire et qu'ils en ont la responsabilité. Les Lumières le disent et l'intègrent dans le développement de leur pensée. « Bien et mal coulent de la même source » écrit justement Jean-Jacques Rousseau. Cette source, c'est l'homme, avec sa grandeur. Et ses limites. En outre, les Lumières n'ont pas inventé la notion de bien commun mais elle fut présente chez la plupart de leurs penseurs. Ce qui les distingue d'un certain libéralisme individualiste.

Le mythe des Lumières doit donc être ramené à ses justes proportions, celui d'un mouvement qui a d'abord séduit les élites du royaume. « Les penseurs des Lumières n'ont rien compris à la Révolution » remarque Jean-Marie Goulemot, professeur à l'université de Tours (Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ?, Seuil, 2001. C'est justement la grande faiblesse des Lumières : leur culte du progrès, à la notable exception de Rousseau, s'est accompagné d'une incompréhension ou mécompréhension de l'histoire - peut-être à l'exception, elle aussi plus que notable de Voltaire. En d'autres termes, les penseurs les plus importants du XVIIIe siècle sont irréductibles à la catégorie des Lumières.

Au nom de la tolérance, ces penseurs poursuivent l'objectif d'un rapport de force idéologique et social. Nombre d'entre eux appellent à ne respecter que la raison mais déplorent de possibles "abus" des Lumières, comme « la dureté, l'égoïsme, l'irréligion et l'anarchie » (Moses Mendelssohn). Les Lumières critiquent l'arbitraire du pouvoir mais, en expliquant que tout pouvoir vient du peuple, elles légitiment en un sens les abus et l'arbitraire d'un pouvoir qui prétendrait avoir une légitimité absolue car venant du peuple. Un inventaire est nécessaire.

I. Les origines Lumières

On assimile souvent les Lumières à la pensée de la Révolution française, et plus largement à la genèse de la modernité. Les Lumières, ce serait Voltaire, Rousseau, Diderot et d'Alembert, voire un peu Benjamin Franklin, et tout de même aussi Kant, ce qui n'est pas une mince affaire. Si les Lumières sont un mot-valise, il est à craindre que le bagage soit lourd à porter. Et qu'une telle étendue de la notion n'aide pas à y voir clair. Et si le plus important dans les Lumières était ce dont on parle le moins, ce que le libéralisme des temps hypermodernes tend le plus à occulter, à savoir la notion de bien commun ?

La novation constituée par les Lumières est sans doute d'articuler, comme l'a relevé Tzvetan Todorov, le rationalisme et l'empirisme, d'une part Descartes, Leibniz et d'autre part Francis Bacon, John Locke, George Berkeley, David Hume. Les Lumières partent d'Angleterre, de Locke et Berkeley, de la Cyclopaedia de Ephraim Chambers et culminent avec l'Encyclopédie Britannique de 1768. On les a d'ailleurs souvent fait commencer à la crise de la première Révolution anglaise, celle de 1641-49 qui aboutit à la décapitation du roi Charles 1er Les Lumières passent par la France et se terminent en Allemagne. Elles sont l'effet des liens de plus en plus étroits - mais qui restent conflictuels - entre les pays d'Europe, et d'une connaissance mutuelle croissante due au développement des échanges. Les Lumières ne se conçoivent pas sans l'amélioration des voies de communication et le développement de la poste. Ainsi, Voltaire aura environ un millier de correspondants.

Quelle est l'idée centrale des Lumières ? C'est d'émanciper la connaissance de la tutelle des religions. L'idée, c'est l'autonomie du peuple et de chacun : deux idées souvent incompatibles au demeurant. Mais les Lumières, c'est aussi l'aspiration au bien commun qui pose des limites aux désirs de chacun. Les Lumières, c'est encore non pas exactement les droits de l'homme mais les droits humains, un principe d'universalité des droits de chaque homme, même s'il s'agit essentiellement, des droits de l'homme blanc et européen. Les Lumières se sont heurtées à des adversaires externes, les "obscurantistes", mais aussi à des adversaires internes, les réductionnistes, ceux qui croient à l’inéluctabilité des Lumières, réductionnistes dont Rousseau, quoi que l'on puisse lui objecter par ailleurs, ne faisait pas partie. Il n'a en effet jamais évacué le tragique de la condition humaine.

À l'origine des Lumières, il y a souvent à la fois un mouvement social et un mouvement national, comme le soulèvement hollandais contre la domination espagnole de Philippe II. Loin de se vouloir révolutionnaires, les philosophes des Lumières se voulaient généralement porteurs d'idées visant à une plus grande stabilité, sur le plan de l'équilibre social (Hobbes) ou de la prévention des catastrophes naturelles (Descartes). Ce qui ouvre réellement la voie aux Lumières, c'est de s'opposer, comme Hobbes, et surtout comme Spinoza et Pierre Bayle, à toute censure. Pour Spinoza (1632-1677), « la raison à elle seule peut nous conduire à la béatitude, et fonde une religion naturelle, indépendante de la révélation historique » remarque le philosophe Ariel Suhamy [Spinoza, Ellipses, 2008). C'est pourquoi Spinoza est un partisan de la « lumière naturelle » de la raison. Mais il ouvre aussi la voie au panthéisme, au romantisme, bien au-delà des Lumières et parfois… contre les Lumières. Cela ne veut pas dire un rejet de tout esprit religieux. C'est en outre une position "avancée" qui ne fait pas l'unanimité. De fait, Locke et Leibniz croient pour leur part encore à la providence divine.

Ainsi s'esquisse une coupure entre les Lumières radicales et les Lumières "modérées". À l'origine, il y a encore les doctrines du droit naturel, issu de la nature elle-même et de sa compréhension par la raison. Ce sont les doctrines du Hollandais Hugo Grotius et de l'Allemand Samuel Pufendorf 1632-1694). Tous deux défendent le principe de la distinction entre l’État et la société, cette dernière étant régie par l'ordre naturel. « Le droit naturel est immuable, jusque-là que Dieu même n'y peut rien changer » (Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, 1625). Pour John Locke (1632-1704, le gouvernement civil est issu de la loi naturelle. C'est un contrat par lequel les hommes acceptent l'autorité politique en échange de la sécurité. Cela n'a aucun rapport avec la foi et si des restrictions à la liberté de croyance sont possibles ce ne peut être que pour la cohésion de la nation et non pour des motifs intrinsèquement religieux : « (…) notre entendement est d'une nature qu 'on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte » (John Locke, Lettre sur la tolérance, 1686).

On rattache souvent les Lumières au culte du progrès. Ce n'est pas toujours vrai. Ainsi Pierre Bayle (1647-1706) ne croit pas au progrès; il cultive un doute systématique. La croyance au progrès de l'esprit humain caractérise par contre Fontenelle (1657-1757) qui défend aussi l'idée, dans la lignée de Copernic et de Galilée, que l'homme ne peut plus se considérer comme le centre de l'univers. Fontenelle fut raillé par Voltaire (Micromégas). Pour Leibniz, le principe de la raison ne relève pas d'une intercompréhension entre les hommes mais est surplombant : c'est une harmonie préétablie d'origine divine (Monadologie, 1714). C'est le principe de raison suffisante. Voltaire mettra aussi en scène Leibniz pour le ridiculiser dans Candide. Pour Mandeville, le vice et l'égoïsme sont les conditions de la prospérité (La Fable des Abeilles, 1705). « Seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche. » Friedrich von Hayek, au XXe siècle, verra en Mandeville un précurseur du libéralisme qu'il défendra contre les collectivistes et aussi contre les nationalistes.

Selon Peter Sloterdijk, le véritable ancêtre des Lumières est, à coté de Spinoza, le Tchèque Coménius 1592-1670), le « Galilée de l'éducation » dira Michelet. Selon Coménius, l'éducation peut rendre les êtres humains meilleurs. « Tout doit être enseigné à tout le monde, sans distinction de richesse, de religion ou de sexe » écrit-il. Coménius reprenait l'idée platonicienne de l'élévation de l'âme. ( Via Lucis, La voie de la lumière, 1642). La condition de cette élévation est l'éducation dont fera l'éloge même Rousseau, pourtant réservé quant à l'idée de progrès.

Les Lumières dans les îles britanniques (ou îles anglo-celtiques)

Si les Lumières ont pris naissance outre-Manche, elles ne sont pas seulement anglaises, elles sont britanniques. L'Ecosse y a une grande part. Ce sont en effet les Ecossais Francis Hutcheson, David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson et d'autres, professeurs à l'Université d'Edimbourg, qui l'illustrent. Pour Hume, le commerce, le droit, la politique, l’État sont des artifices nécessaires pour donner plus de force à l'homme, animal plus fragile que les autres animaux. L'ordre social n'est pas le fruit dune providence divine. Il est contingent. James Dunbar s'interroge « Tout ce qui m'entoure n'est-il pas désordre, confusion, chaos ? Existe-t-il alors quelque principe de stabilité, d'ordre ? » (Essai sur l'histoire de l'humanité dans les époques violentes et cultivées, 1781). James Harrington défend l’idée (Oceana, 1656, destiné à Cromwell, puis L'art de légiférer, 1659) que l'économique détermine le politique. En d'autres termes, les rapports économiques, et notamment la propriété, détermineraient la nature du pouvoir politique, celui-ci n'étant qu’une superstructure - ce qui représente une préfiguration du matérialisme historique de Marx. L'histoire relève donc dune sociologie historique et non des desseins de la providence comme le pensait Bossuet.

Les Lumières écossaises constituent une tendance radicale des Lumières. La théorie du droit naturel de Hobbes et Locke est renversée au profit dune étude des "circonstances" le contexte socio-historiques et d’un matérialisme économique. Pour Francis Hutcheson, nous disposons d’un sens moral donné par Dieu une idée déjà développée par Lord Shaftesbury (1671-1713). Ce sens moral, s’il est naturel, peut néanmoins être mieux éduqué par la raison, indique F Hutcheson (Recherche sur l'origine de nos idées de beauté et de vertu, 1725). Cette conception sera attaquée par Kant comme ne faisant pas pleinement jouer son rôle à la raison.

L'époque des Lumières est loin d'être univoque. Les Lumières ne sont pas une doctrine. Elles ne sont définies qu'à la fin du processus, par Kant, et encore la définition n'est-elle pas forcément convaincante du point de vue rétroactif. C'est plutôt la définition d’un projet. Les Lumières sont une dynamique, et surtout un climat. Pas une pensée unique. Le rapport au monde devenant moderne, au monde « se modernisant », est ainsi complexe en fonction des penseurs. Il n’y a pas un rapport unique des Lumières à la modernité, ni au progrès et à la "souhaitabilité" ou "désirabilité" de ce que l'on appelle alors le progrès.

Ainsi, l'Irlandais d'origine anglaise Jonathan Swift illustre, dans Les voyages de Gulliver (1726), les méfaits du monde moderne où le culte de l'argent s'allie souvent au culte du pouvoir. Contre l'idée d'un progrès possible dans l'art de gouverner, Swift se réfère à des valeurs connues de tout temps. Pour lui, la « science de gouverner » doit rester « dans des bornes très étroites, la réduisant au sens commun, à la raison, à la justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et criminelles. »

Pour David Hume, les choses n'existent qu'en tant qu'elles existent pour nous, qu'elles sont quelque chose pour nous, que nous en avons fait l'expérience. C'est l'empirisme. Comme nous ne pouvons faire l'expérience de l'essence des choses, cette philosophie conduit au scepticisme, à la suite de Pyrrhon et de Montaigne, un scepticisme qui trouvera un nouveau souffle avec la philosophie analytique au XXe siècle.

Samuel Johnson est une autre figure qui, pour être rattachée aux Lumières, est surprenante et au vrai inclassable. Conservateur au sens sociétal du terme, il critique les Whigs (libéraux), rivaux des Tories (conservateurs), et leur modernité qui consiste, selon lui, dans la valorisation de l'argent et l'appel au renversement des anciennes hiérarchies. Il avait créé un journal intitulé The Idler (le désœuvré, le fainéant), se faisant notamment le défenseur des gens condamnés à la prison pour dette.

L'Écossais Adam Smith, élève de Francis Hutcheson, écrit sa Théorie des sentiments moraux (1759) avant sa célèbre Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Son idée est que la morale n'a pas de bases morales ou sociales mais vient de la sympathie que l'on éprouve ou non pour autrui. Si j'apprécie quelqu'un, je me comporterai de manière bienveillante vis-à-vis de cette personne. Sur le plan des décisions et des comportements des agents économiques, l'Enquête d'Adam Smith prétend démontrer que le marché s'autorégule et aboutit à ce que la recherche par chacun de son intérêt profite à l'intérêt général. Cela suppose toutefois deux vertus selon Adam Smith la prudence et la justice.

Si l'homme est au départ une table rase, comme le soutenait Locke, comment se forge-t-il une personnalité ? C'est le sujet du roman d'éducation de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme achevé en 1768.

Pierre LE VIGAN. Écrits de Paris N°738 Janvier 2011

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