Le monde de Villon est encore celui des trahisons amoureuses, des amis qui ne lui ont jamais apporté d'aide, de sa vieille mère, des misérables, des geôliers, des indicateurs de police, des juges, des bourreaux, des cadavres qui se balancent à la potence. Si le personnage principal est toujours le «povre Villon» en personne, les états d'esprit et les thèmes de ses poèmes sont sa jeunesse enfuie, le temps qui passe, et le Destin. En un mot : la Mort, cette mort dont Villon, à la fois par angoisse et par fiction littéraire, décrit partout et toujours l'ombre macabre qui s'avance. Oui, « tout va aux tavernes et aux filles ». Oui, la Mort menace. Mais partout, aussi, François Villon ricane ou gémit, tantôt en riant et tantôt en pleurant. Il s'amuse et nous amuse fort à rédiger, à sa propre intention, des épitaphes (Testament, CLXXVII-CLXXVIII) à la fois tragiques, burlesques, auto-ironiques. Auto-ironiques comme la Ballade des pendus, son poème le mieux connu, mais qui fut de toute évidence écrit, lui aussi, après 1463.
Il conviendrait d'ajouter à tout cela entre six et onze Ballades en jargon, ultrasexuelles et « triviales », dont la plupart sont attribuables à Villon. Leur compréhension reste extrêmement difficile, leur signification ambiguë. Mais le fait qu'il existe, dans ces ballades, des différences métriques ou de vocabulaire avec ses autres œuvres, ne signifie nullement qu'il n'en soit pas l'auteur. D'autant que le Testament contient, lui aussi, de telles ballades en argot (par exemple, CLVI-CLVIII), ainsi que maintes descriptions extrêmement salaces et détaillées de coïts hétérosexuels, sans parler des caricatures des moeurs homosexuelles dans la ville de Paris d'alors. L'écrivain, comme tout grand écrivain, avait évidemment plusieurs registres (il suffira de songer à Verlaine, capable tantôt d'être le plus délicat et tantôt le plus pornographe des poètes).
François Villon, poète et mauvais garçon, n'enseigne pas seulement, aux hommes d'aujourd'hui, que le fait d'avoir été assassin, bagarreur, voleur et fréquentateur de putains n'empêche pas d'avoir du génie. Son extraordinaire antimodernité, celle qui lui confère justement un caractère éternel, est avant tout d'ordre littéraire. Il est le premier à avoir, consciemment, mêlé la fausse et la vraie autobiographie. Son œuvre - littéralement truffée d'allusions, de sous-entendus, d'anagrammes, de jeux de mots, voire de jeux lettristes - permet une double, voire une triple lecture. Car elle était écrite, d'abord, pour les lecteurs de son temps, dans des termes qui permettaient à l'auteur d'échapper à toute censure toujours possible ; mais elle était aussi écrite, ensuite, dans le langage codé (aujourd'hui presque indéchiffrable) des « Coquillarts », bandits de grand chemin qui étaient aussi davantage que cela, une sorte de maçonnerie ésotérique du crime organisé.
La mystérieuse bande des Coquillarts
Et enfin, elle était écrite de façon à donner, en cas de nécessité, l'impression d'une foi catholique profonde. Ce qui a engagé maints critiques à élogier une telle foi, et à faire de Villon un exemple de bon chrétien. Alors qu'en vérité, un examen sémantique, philologique et grammatical minutieux(7) permet de dire, à bon droit, que la poésie de Villon est un monument constant, une cime perpétuelle d'ironie, non seulement à l'égard des hommes (dans le Lais, XXV-XXVI, puis dans le Testament, CXXVII-CXXX, il prétend faire un legs à trois usuriers parisiens), non seulement vis-à-vis de l'amour courtois, mais aussi et surtout à l'égard de la religion et d'un Dieu chrétien auquel François Villon ne demande strictement jamais directement pardon de quelque «faute» que ce soit.
Avec François Villon, prit fin - chronologiquement - ce que Huizinga a si joliment appelé l'« automne du Moyen-Àge ». Mais en vérité, avec Villon, commençait quelque chose qui n'a pas encore pris fin. Villon clôt le Moyen Âge, oui. Mais aussi, il annonce la Renaissance, et bien davantage encore. C'est un révolutionnaire. C'est un révolutionnaire quand, par exemple, lorsqu'il invente la formule « Mais où sont les neiges d'antan ? », il semble certes se référer à la demande médiévale « ubi sunt ? » mais, et cela contre la tradition qui était jusque-là celle de la poésie, sans apporter de réponse. C'est un révolutionnaire quand il prend la défense des pauvres, des humiliés et des vaincus de la vie ou de l'histoire. C'est un révolutionnaire parce qu'il n'a d'autre arme que son talent, sa plume, son ironie. C'est un révolutionnaire parce qu'il n'y a, chez lui, nulle rédemption possible. Et que, en écrivant sa «Ballade des pendus», il nous dit que certains - ceux qui forgeront et suivront leur propre destin - risquent, un jour ou l'autre, de monter au gibet mais que ce risque, comme tout risque, doit toujours être pris. François Villon est révolutionnaire, parce que profondément et véritablement humain et que, à travers ses tableaux, naît pour la toute première fois l'image d'êtres humains qui - F. Neri l'a souligné(8) - ne sont plus égaux devant Jésus-Christ, mais liés entre eux par l'amour, la folie, la douleur, n'ayant pour destin que la décomposition prochaine, un jour ou l'autre, de leurs corps. Vivre est difficile : nous dit François Villon et c'est pour cela qu'il faut vivre. Vivre en beauté.
Sa légende romantique pouvait commencer - celle d'un « Coquillart», la mystérieuse bande des truands auxquels il fut associé, auxquels il resta fidèle jusqu'au bout, et qui ont inspiré de si sensibles pages à Théophile Gautier ou à Marcel Schwob.
Le «povre petit eschollier» François Villon
François Villon, le 5 janvier 1463 ou, au plus tard, le 15 de ce mois, s'enfonça dans l'hiver rigoureux, en direction de l'Ouest (si l'on en croit Rabelais), ou vers le Sud (afin de trouver des climats plus cléments). Il emportait probablement(9) avec lui le manuscrit au moins ébauché de son Testament, qui fut publié en 1489 à Paris, juste quatre ans après que le libraire-éditeur Guyot Marchand eut reproduit la Danse macabre des fresques, aujourd'hui détruites, du Cimetière des Innocents : source cruciale d'inspiration du «povre petit eschollier» François Villon. Quarante ans plus tard, en 1532, Clément Marot publia la première édition commentée des œuvres de Villon.
Un homme s'enfonçait dans le brouillard et dans le mystère, peut-être volontairement Et c'était le plus grand poète français du Moyen Age, voire le plus grand poète français tout court. Sa voix résonnera à jamais dans le cœur de tous les « enfants perdus », s'ils savent en recueillir la leçon.
Olivier MATHIEU éléments N°130 Hiver 2009
1). Italo Siciliano, François Villon et les thèmes poétiques du Moyen-Âge, Paris 1934.
2). François Villon, Hachette, Paris 1901.
3). François Villon. Sa vie et son temps, 2 volumes, Champion, Paris 1913.
4).Cf. son article consacré à la mère de Villon dans la revue italienne Il Marzocco, 28 décembre 1930, p. 2.
5). Excellente édition des Œuvres de Villon, par A. Longnon, quatrième édition revue par L. Foulet (« Les classiques du Moyen Âge », Champion, Paris 1958).
6). Notamment, pour le Testament, le manuscrit 20041 de la Bibliothèque nationale à Paris.
7). Parmi tant de travaux, signalons L. Spitzer, «Étude historique d'un texte. Ballade des Dames du temps jadis», dans la revue Modern Language Quarterly, I (1940), travail republié en 1959.
8). F. Neri, Villon. Le Lais, le Testament et les Ballades, Turin 1944.
9). F. Neri, op. cit. Cf. aussi Luigi de Nardis, préface à la traduction des Poésies de François Villon, Feltrinelli, 1966, p. 32.