La défense du monde paysan prit une teinte toute particulière dans l’entre-deux-guerres, grâce ou mouvement d'Henri Dorgères, communément appelé les Chemises vertes. Faut-il y voir pour autant un « fascisme rural » ?
On a parfois tendance à oublier que la France fut un pays majoritairement rurale et paysan. Il en était d'ailleurs de même dans le reste de l'Europe. Si le nombre d'agriculteurs n'a cessé de chuter au profit des secteurs secondaires et tertiaires, les vicissitudes qu'ils connaissent actuellement n'ont, en dernière analyse, pas réellement changé depuis le début du siècle dernier - si ce n'est peut-être la gravité de leurs situations. Un tribun se fera connaître comme défenseur passionné du monde paysan. Son nom ? Henri Dorgères, journaliste, homme politique, Breton d'adoption aussi, agitateur que certains dépeignent en « fasciste rural ».
Un phénomène localisé mais important
Henri Dorgères, de son vrai nom, Henri D'Halluin, est originaire du nord de la France. Ce fils de boucher, issu d'un milieu modeste, s'oriente vers une carrière de journaliste. C'est dans Le Nouvelliste de Bretagne qu'il fera ses premières armes, puis dans Le Progrès agricole de l'Ouest en 1925, journal dont il prendra les rennes deux ans plus tard. Le monde paysan devient sa spécialité. D'un point de vue politique, il fut proche de l'Action française, mais s'en éloigna rapidement au profit d'une droite conservatrice catholique moins sulfureuse et plus classique, mais puissante en Bretagne. La région possède à l'époque une identité fortement catholique, bien que divisée en deux courants opposés : l'un plus républicain, plus progressiste en quelque sorte; l'autre hostile à la République, traditionaliste et anti-moderniste. Le clivage est également socio-économique avec d'un côté un syndicalisme agricole plus social-démocrate, celui des «cultivateurs-cultivants » et de la Fédération syndicale des paysans de l'Ouest, soutenus par le Parti démocrate populaire et le journal l’Ouest-Éclair; puis de l'autre, un syndicalisme des grands propriétaires fonciers et nobiliaires, regroupé autour des Unions syndicales régionales, et qui se basent sur le corporatisme et le respect des hiérarchies sociales. Ces divergences apparentes vont pourtant rapidement s'estomper dans un premier temps pour laisser place à la défense unitaire de la ruralité et de la paysannerie. C'est le projet de loi sur les assurances sociales de 1928 qui va mettre le feu aux poudres et propulser Dorgères sur le devant de la scène. Il prouvera être un excellent agitateur et ses méthodes comme les manifestations, l'auto-représentation et le saccage de préfecture demeurent toujours un mode opératoire en vigueur chez les paysans en colère aujourd'hui. Ensuite, Dorgères met sur pied ses Comités de défense paysanne, comités qui intégreront le Front paysan en 1934. En dépit de quelques exceptions, le mouvement de Dorgères n'essaime pas vraiment en dehors de la Bretagne et de la Normandie voisine : selon les intéressés il compterait 500 000 adhérents, alors que d'autres sources annoncent des chiffres allant de 80 000 à 150 000 adhérents.(1) Les méthodes d'Henri Dorgères, trop brutales aux yeux des bourgeois agrariens, le discréditent, même si ces derniers n'hésitent pas à se servir d'eux pour faire le coup de poing. Dorgères, il faut le souligner, a à cœur de défendre les petites et moyennes exploitations agricoles : « Jusqu'en 1936 le dorgérisme prospère donc en pays de bocage et de petite polyculture à dominante céréalière, en même temps pays de pommiers, pays de ces bouilleurs dont il prendra après-guerre si farouchement la défense. Il gagne ensuite des milieux économiques plus diversifiés champs ouverts, grande culture, pays de betteraviers, de maraîchers, d'horticulteurs... Toutefois, malgré la promotion tardive des ouvriers agricoles, qui iront jusqu'à présider les deux tiers des comités de Seine-et-Marne, la Défense paysanne restera avant tout un rassemblement de petits et moyens paysans, exploitants ou fermiers, céréaliers ou maraîchers. »(2)
Fascisme rural ou jacquerie en chemise ?
À une époque où l'uniforme est de mise, et avec le recul biaisé qui est celui de nos contemporains, considérer le mouvement de Dorgères comme un fascisme serait tentant. Un chef charismatique (qui s'est parfois affiché en compagnie de Doriot) appelant à une « dictature paysanne » et partisan du corporatisme, un activisme violent, un anti-républicanisme allié à un antisémitisme en vogue dans la première moitié du XXe siècle pourraient aisément confirmer le caractère fasciste du mouvement. Néanmoins, de fasciste il n'y a réellement que son inspiration italienne et sa croyance en un homme fort : « Je crois au développement d'un mouvement de genre fasciste (...) Si vous saviez, paysans français, ce que Mussolini a fait pour les paysans italiens, vous demanderiez tous un Mussolini pour la France. »(3) Globalement, la doctrine dorgériste demeure de droite conservatrice et catholique. En cela elle se fondra très bien avec le pétainisme. Il faut préciser un élément important, à savoir la dichotomie ville/campagne. Les partisans de Dorgères, et au-delà de nombreux ruraux, rejettent franchement l'influence négative des villes, responsable selon eux de l'exode rural et de l'avilissement des mœurs. C'est une idée que l'on retrouve également chez bon nombre de Völkischen de l'autre côté du Rhin. Cette dichotomie a par ailleurs inspiré l'historien américain Robert Paxton qui observait que les mouvements fascistes avaient une connotation fortement urbaine. Il se demanda alors ce qu'il en était pour les campagnes, et s'intéressa donc au mouvement de Dorgères, dans lequel il voyait bien entendu une sorte de «fascisme rural». Pourtant, et malgré certains points communs, l'appellation de «fascisme rural» reste exagéré. Celui-ci est par exemple très éloigné de la nébuleuse agrarienne de Richard Walther Darré ou du Bünd des Artamanen par exemple. Pour autant, cela serait une erreur de passer à côté d'un mouvement paysan aussi important que celui d'Henri Dorgères.
1). Pascal Ory, «Le Dorgérisme, institution et discours d'une colère paysanne (1929-1939)», Revue d'histoire moderne et contemporaine, tome 22 n°2, avril-juin 1975, pp.168-190.
2). Effort paysan, 24 décembre 1938.
3). Progrès agricole de l’Ouest, 4 mars 1934.
Thierry Durolle Réfléchir&Agir N°65 Printemps 2020