Charles Saint-Prot est aujourd'hui directeur de l'Observatoire d'études géopolitiques de Paris. Il vient de publier L'État-nation contre l'Europe des tribus aux éditions du Cerf, un essai contre le démantèlement des nations et des États européens.
Entrtien avec l'abbé G. de Tanoüarn
Pourriez-vous définir le modèle politique auquel se réfère aujourd'hui Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne ?
Comme la plupart des dirigeants de la machine eurocratique, Jean-Claude Juncker a pour modèle la construction d'une Europe fédérale. Il est clair que le projet d'Europe supranationale, porté par l'Union européenne s'inscrit nettement dans l'idée d'anéantir la souveraineté des États nations, à commencer par la France. Certains ont cru pouvoir faire le pari de transformer l'Europe communautaire en un multiplicateur de puissance, mais c'était faire peu de cas du fait que les initiateurs de la construction eurocratique - à commencer par Jean Monnet, qualifié par le général de Gaulle d'« ennemi du peuple français et de ses libertés » et qui ne servit jamais que les intérêts américains et ceux de l'idéologie libre-échangiste - n'ont jamais voulu autre chose que suivre les seules considérations économiques ultra-libérales et les solutions technocratiques qui constituent désormais toute la philosophie de la Commission de Bruxelles. L'affaire Barroso, cet ancien président de la Commission européenne, devenu immédiatement après la fin de son mandat, conseiller à la banque américaine Goldman Sachs, a été prestement enterrée par l’oligarchie européenne, mais elle a démontré la collusion entre les dirigeants européistes et la haute finance cosmopolite.
En réalité, les propagandistes du projet européiste font constamment montre d'un acharnement antinational qui est, chez eux, une véritable obsession. Ils veulent des États faibles et la fin des nations. Mais soyons précis : il n'y a pas de fédération sans fédérateur. Et nous savons bien que le fédérateur de l’eurocratie siège à Berlin où les dirigeants ne font que défendre les intérêts de l'Allemagne. Lorsque, par exemple, on célèbre la fusion de Siemens et d'Alstom en septembre 2017 c'est-à-dire l’anschluss du TGV français sacrifié par le gouvernement français qui a, une fois de plus, capitulé en rase campagne, il faut raison garder car il est indéniable qu'il ne s'agit pas de la naissance d'un groupe « européen » mais d'un groupe sous domination allemande.
Alors que l'Espagne veut se montrer bonne élève en recevant l'Aquarius et ses 600 migrants, en quoi la question des migrants est fondamentale dans l'idéologie européiste ?
Après la Hongrie et plusieurs pays d'Europe centrale, l'Italie réagit. Mais le nouveau gouvernement socialiste espagnol allié aux séparatistes ouvre ses ports. C'est dans la logique d'une gauche qui ne cesse de poignarder les nations dans le dos. La question des migrants, parfois indûment qualifiés de réfugiés, démontre que l'Europe ne protège pas les nations. Bien au contraire ! Il s'agit de gommer l'identité des peuples et des nations d'Europe pour faire prévaloir l'Europe qui n'est qu'une sous-partie du projet mondialiste. Bien sûr le slogan « les migrants sont une chance pour l'Europe » a fait long feu car les peuples, d'instinct, ont compris le danger. Mais l'idéologie européiste continue à fonctionner comme le lapin Duracel, sans se soucier de la volonté et des intérêts de peuples sacrifiés sur l'autel de l'idéologie supranationale.
Dans votre livre, vous décrivez une attaque contre le français, sous couvert de protection des langues « minoritaires ». Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
Une double menace pèse sur l'État-nation le supranationalisme, eurocratique et mondialiste, et le particularisme régionaliste. L'un nivelle les nations, l'autre les morcelle. La charte des langues régionales et minoritaires, concoctée par le Conseil de l'Europe, est emblématique puisqu'elle fait partie du dispositif normatif des instances eurocratiques dont « tous les canons sont braqués contre l'État-nation ». Elle est un bon exemple du combat contre l'identité nationale pour faire progresser l'Europe fédérale des régions. Faire sauter le verrou de la nation est l'obsession de l'idéologie supranationale, et de facto mondialiste. C'est une vieille idée, héritée de la propagande de l'Allemagne nazie des années trente, qui réapparaît périodiquement sous divers travestissements depuis les années soixante-dix. La menace est la mise en place d'entités minoritaires fondées sur l'ethnie, c'est-à-dire la balkanisation des nations. Dès lors, on ne peut qu'être frappé par la naïveté de ceux qui ne comprennent pas qu'on ne décentralise pas, on n'encourage pas les replis sectaires et ethniques, quand la culture et la langue françaises sont sur le point de disparaître, quand la souveraineté nationale est saccagée par tous les moyens.
Ne faut-il pas croire dans la pérennité du couple franco-allemand, depuis la grande réconciliation entre De Gaulle et Adenauer ? Macron et Merkel n'ont-ils pas la même politique ?
M. Macron court derrière la chancelière du Reich qui n'en a cure et ne voit que son propre intérêt. On ne peut que s'étonner de l'acharnement mis par certains hommes politiques français à chanter les prétendues vertus d'un « couple » franco-allemand qui n'existe que dans leur imagination. Cela n'a rien de commun avec le traité signé, en 1963, entre le général de Gaulle et le chancelier - catholique rhénan - de l’Allemagne de l'Ouest, Konrad Adenauer, lequel savait qu'une unification des Allemagnes conduirait à créer une puissance qui serait l’« homme dangereux de l'Europe ». Bainville écrivait qu'il n'y a rien de pire dans les relations entre les peuples que l’équivoque. L'erreur des dirigeants français, depuis plus d'une trentaine d'années, a été de croire qu'on pouvait neutraliser l'Allemagne par l'intégration dans l'Europe communautaire. Le calcul était d'autant plus faux qu'il s'avère que c'est la France qui se trouve ligotée. C'est toute l'équivoque des relations franco-allemandes qui ne peuvent trouver un équilibre satisfaisant qu'à la condition que la France ne baisse pas la garde. Force est d'admettre qu'à compter du jour où la France commença à se diluer dans une construction euro-atlantiste où elle sacrifiait cet État-nation qui fait toute sa puissance, les Allemands n'ont plus cherché à dissimuler leur mépris. Il est clair que de ce côté-ci du Rhin, l'amitié franco-allemande est devenue une sorte de slogan pour se rassurer à bon compte. De sorte qu'il n'y a plus que les aveugles ou les incorrigibles optimistes pour célébrer les mérites d'un prétendu couple qui est fort bancal puisque l'Europe est de plus en plus allemande. La vérité est que « l'Allemagne éternelle » utilise le levier de l'Europe fédérale pour assouvir sa volonté de puissance.
Pensez-vous, comme nous l'affirmons dans ce dossier que l'Europe est en crise ?
N'appelons pas Europe, ce groupe qui exclut la Russie et quelques autres. Quant à votre question, il est certain que l'union européenne est en crise car elle s'inscrit dans une idéologie qui favorise la perte d'identité, l'immigration massive et l'ultralibéralisme. Tout cela au nom du mythe de ce qu'Alain Minc a appelé la « mondialisation heureuse » Le dogme d'un libre-échange gagnant-gagnant prédisait l'avènement du meilleur des mondes dans lequel les pauvres deviendraient riches et les riches encore plus prospères. On connaît le résultat, en particulier la désindustrialisation due aux délocalisations massives, provoquant le malaise des classes moyennes déclassées. Plus encore, la mondialisation doit être conçue comme un bouleversement des valeurs avec la prédominance sur le Politique de l'économique, c'est-à-dire du Marché, de la finance « anonyme et vagabonde ». Or, il faut savoir qu'il n'y a pratiquement que les esprits obtus de Bruxelles pour croire aux vertus de ce système. On voit bien l'inanité de l'idéologie de la mondialisation quand on considère la scène internationale ni les États-Unis, ni la Chine, ni la Russie, ni l'Inde, ni la Grande-Bretagne, ni la Turquie, ni le Japon, ni l'Arabie Saoudite, ni sans doute le Brésil et bien d'autres ne sont prêts le moins du monde à renoncer à leur souveraineté. Il n'y aurait donc que les nations européennes qui seraient condamnées à disparaître.
Pour quelles raisons aujourd'hui gardez-vous foi dans les nations européennes ?
Les nations européennes ont la vie dure. Il suffit de voir la résistance opposée par la Hongrie, la Pologne, l'Autriche, l'Italie, sans parler de la brave Angleterre qui a la lucidité de quitter le navire prenant l'eau. La priorité fondamentale c'est la récupération de tous les instruments de souveraineté (politique, monétaire, économique, juridique, linguistique…), le refus de se soumettre à une entité supranationale, la reconstruction d'un ordre multipolaire fondé sur la souveraineté des États et respectant la diversité et l'indépendance des nations.
En vérité, tout est question de volonté politique. Il ne faut pas s'en laisser imposer ni du dedans, ni du dehors, ni tout simplement par l'incident du jour. Il faut avoir la conviction d'une unité de destin pour faire quelque chose ensemble. Cela s'appelle l'Histoire. Hélas, la volonté est sans doute ce qui manque le plus sous un régime qui ne se soucie pas de l'intérêt national et vit au jour le jour, d'une élection à l'autre. Depuis plus de deux siècles, les causes du déclin résident dans la mauvaise politique due à un système débile et malfaisant qui favorise le règne de l'étranger. La France cesse de peser quand ses dirigeants et ses fonctionnaires civils et militaires se laissent enfermer dans de vagues comités eurocratiques, otanesques ou autres. Il convient de retrouver de la dignité et ne jamais considérer que les jeux sont faits. Il ne faut jamais se résigner à laisser les autres être les seuls acteurs de l'Histoire, ne jamais cesser d'imaginer les moyens de faire entendre sa petite musique différente dans le concert des nations. Finalement, ce qui est en cause n'est pas la capacité matérielle d'agir, c'est le courage en politique. En bref, c'est le caractère, « cette vertu des temps difficiles ». C'est, hélas, cette vertu qui fait le plus souvent défaut, surtout lorsque les partis de l'étranger tiennent le haut du pavé.
Charles Saint-Prot, L'État-nation contre l'Europe des tribus, Cerf, 10 €.
monde&vie 21 juin 2018 n°957