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La naissance du peuple russe

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Les Bogatyrs sont, sans doute, le plus célèbre tableau de Viktor Vasnetsov (1848-1926). Il est une pièce maîtresse de la Galerie Tretiakov, le merveilleux musée de Moscou fondé par l'industriel et collectionneur Pavel Tretiakov (1832-1898) qui renferme la plus importante collection au monde d'oeuvres russes et slaves.

C'est une très grande toile, plus de deux mètres de haut sur plus de trois de large, que l'artiste a terminée à cinquante ans, en 1898, au sommet de sa carrière, mais à laquelle il travaille depuis bientôt vingt ans. Trois cavaliers regardent au loin depuis une faible hauteur, montés sur trois puissants chevaux de couleurs contrastées. L'un a la main sur un glaive à-demi dégainé, l'autre sur un arc, le troisième, qui domine le tableau par sa position centrale sur son cheval noir, possède une longue lance acérée mais aussi, pendue à son bras, une masse d'armes menaçante; il scrute l'horizon. Rien n'est encore violent mais tout peut le devenir si le besoin s'en fait sentir.

Aliocha, Dobrynia et Ilya

Dans les légendes russes, et les bylines, poésies narratives qui les transmettent oralement, les bogatyrs sont des chevaliers errants légendaires, à mi-chemin, si on peut dire, entre des héros romanesques mais encore historiques comme Les Trois Mousquetaires de Dumas et le Roland de la Légende des siècles de Hugo qui ne l'est plus vraiment. Vasnetsov portraiture ici les trois plus célèbres. Ils incarnent aussi plus ou moins chacun une vertu.

Aliocha Popovitch, dans les bylines, est décrit comme étant le fils très astucieux d'un prêtre, connu pour son agilité et sa sournoiserie. Il vainc ses adversaires en les roulant. Comme Ulysse chez Homère, «l'homme aux mille ruses», il est un héros éminemment positif. C'est d'ailleurs par ruse qu'il triomphe du dragon Tougarine. Dobrynia Nikititch est lui aussi un tueur de dragons. Mais c'est par son courage qu'il triomphe du dragon Gorynitch. Il tire à l'arc mais joue aussi de la musique ou aux échecs : c'est un guerrier noble et bon.

Le personnage central, llya Mouromets, est le plus emblématique il incarne à la fois la force physique et mentale. Vasnetsov reprendra d'ailleurs ce dernier personnage dans une toile exécutée en 1914. Sa légende est étonnante incapable de marcher jusqu'à trente-trois ans, il est alors miraculeusement soigné par deux pèlerins, puis un chevalier agonisant lui transfère une force surhumaine et il part se mettre au service de Vladimir le Soleil Rouge, le convertisseur de la Russie, contre les tribus de la steppe. Il défait au passage un monstre voleur Soloveï, qui détrousse les voyageurs grâce à son sifflement magique et devient ainsi le héros de nombreux contes, souvent à la frontière de l'histoire, puisque ses restes sont supposés enterrés dans la célèbre Laure de Kiev et qu'il est le seul héros épique à avoir été canonisé par l'église orthodoxe.

Naissance du sentiment national

Les bylines sont ainsi les témoins populaires et non pas littéraires de l'émergence du peuple russe. Plus que Le Dit du prince Igor, premier texte « officiel », écrit, et non de tradition orale, épopée publiée en 1800 et à la destinée controversée, qui relate les luttes au XIIe siècle contre les Coumans et les Polovtses, mais n'aura d'écho qu'au XIXe siècle et seulement auprès d'un public lettré, elles disent clairement, pragmatiquement si on peut dire, et sur le long terme, que c'est dans la lutte et dans elle seule, que naît un sentiment collectif comme le sentiment national.

Ce sentiment patriotique que découvrent les Russes avec, ou plutôt contre Napoléon, est largement évoqué dans le chef-d'œuvre de Tolstoï, Guerre et Paix. Les vues géopolitiques de très long terme qu'il prête à Koutouzov sont sans ambiguïté. La « Guerre patriotique » menée contre la Grande armée, sera reprise, mot pour mot, par Staline contre Hitler, le vocabulaire y fait explicitement référence. Elle se veut la même que celle des bogatyrs de jadis face aux Mongols, aux Lituaniens (païens) ou à la Barbarie.

C'est, on le voit, assez différent de ce que Fichte enseigne alors aux Allemands dans ses Discours à la Nation allemande. D'où les deux branches qu'on peut distinguer dans les bylines : une branche purement guerrière : celle d'Ilya Mouromets, et des Bogatyry. Où est la frontière dans l'immensité de la plaine et de la steppe, sans obstacles naturels potentiellement défensifs ? Il s'agit donc, avec vigilance, de regarder, armé et fort, vers les lointains dangereux pour d'abord défendre le groupe contre la menace extérieure. Il y a nécessité d'une veille permanente. Contrairement aux pays dotés de frontières naturelles : il faut veiller ou mourir. Ce n'est donc jamais une attente interminable et peut-être stérile comme celle du Désert des Tartares.

L'autre branche qu'on pourrait appeler «marchande», est celle de la découverte et de la domestication du territoire, telle qu'est narrée, aux frontières de la légende, par l'histoire de Sadko et la branche de Novgorod : le roi des mers apprécie les chants de Sadko et fait de lui un riche marchand qui part commercer sur les mers; il épouse, dans son royaume subaquatique, la fille du Roi, qui métamorphosée en fleuve offrira à Novgorod et à la première Russie l'accès à la mer qui lui faisait défaut, un désenclavement, une ouverture au reste du monde, au sens géopolitique du terme.

Un opéra nourri des mythes et de l’histoire russes

Contrairement à la France qui déroule longuement sa vie culturelle parallèlement à son histoire plus ou moins continue à partir de la Renaissance (ou de la fixation de la langue), tout se fait en Russie sur une durée archi-brève : un siècle et demi à peine séparent son entrée dans l'âge des Lumières avec Lomonossov (ou simplement dans la visibilité européenne, quand les Cosaques campent sur les Champs-Élysées), et son occultation provisoire dans les ténèbres du soviétisme après les sublimes ultimes chants de l'âge d'argent. Mais en un siècle, tous les arts vont dialoguer ici ou là, avec cette inspiration, plus ou moins délibérément selon les moments et les groupes artistiques. C'est particulièrement évident pour la poésie qui porte pour toujours la marque originelle de Pouchkine. Où finit l'histoire, où commence la légende dans Rouslan et Ludmilia ? Et dans Boris Godounov ? Et dans La Fille du capitaine ? Tout au long du siècle, l'opéra russe chantera d'une même voix la Russie historique et la Russie mythique ou légendaire, dès le premier auteur d'opéras russes, Glinka : La Vie pour le Tsar (1836), histoire des difficiles débuts de la dynastie Romanov est suivie par Rouslan et Ludmilia (1842), évocation féerique de la Russie kiévienne, le plus merveilleux des opéras féeriques. Cela ne cessera pas, avec la volonté très délibérément nationale, pour ne pas dire nationaliste, du célèbre Groupe des Cinq : plus historique avec Moussorgski, Boris Godounov (1869) ou la Khovanchtchina (1880); plus légendaire avec l'unique opéra de Borodine, Le Prince Igor (1887). Cela cessera encore moins avec le plus grand génie de l'opéra russe, Nicolas Rimsky-Korsakov quinze opéras dont onze sur des sujets russes, aussi bien historiques : La Pskovitaine, 1873, La Fiancée du Tsar, 1898, que mythiques ou légendaires, Sadko, 1896, Le Conte du Tsar Saltan, 1900 et surtout son chef-d'œuvre, et une absolue réussite dans l'indifférenciation de l'historique et du mythique, La Légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronia, 1907, à mon avis un ouvrage largement aussi beau et poétique que le Parsifal de Wagner.

Une inspiration toujours vivante

On est évidemment tenté de montrer que cette source d'inspiration reste bien vivante de nos jours, cent ans après. Le nom de la grande romancière Maria Vasilyevna Semyonova (née en 1958) suffirait à lui seul à le montrer, avec sa série des Wolfhound et au superbe film de Nikolaï Lebedev, qui en est tiré, Wolfhound, l'ultime guerrier (2006). Pas plus que les héros de nos mythologies plus familières, les Bogatyry ou héros des bylines, n'appartiennent à un passé mort. C'est nous qui, éventuellement, n'avons plus les yeux pour les voir. L'âme des peuples est immortelle. Comme la Belle au Bois Dormant, elle n'attend que le baiser du Prince Désiré, après le froid de la mort apparente de la glaciation de 70 ans de matérialisme communiste. On assiste aujourd'hui au réveil bien réel de la Russie éternelle. Ne cherchons pas d'autre raison à la fureur russophobe de tous les chantres du mondialisme ou du nomadisme. Mais ne la laissons pas se réveiller sans nous !

Patrick Jansen Réfléchir&Agir N°66 été 2020

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