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L'impossibilité de rendre la droite intelligente... 2/2

Les multiples possibles du futur

On y relève une grande variété de thèmes qui constituent, par leur traitement, une vue du monde. Il n'y a en effet pas de vue du monde si on n'aborde que des enjeux économiques ou géopolitiques, ou épistémologiques, ce qui ne serait déjà pas si mal. Il faut de l'esthétique, et de l'histoire, et de la littérature, et du style. Sans le moins du monde annexer les écrivains, il faut les entendre, et les donner à comprendre comme des créateurs de sens, et non pas de simples amuseurs pour « temps de loisirs ». Au temps des idéologies « à la mode » est en ce sens la suite indispensable de Vu de droite. Il y avait bien sûr des points de vue contestables chez AdB : réduire le complexe Merleau-Ponty, le subtil Henri Lefebvre, le foisonnant Deleuze, aux « enfants de Marx et Freud » (dans le premier article du «Figaro-Dimanche» en 1977)étaitun peu court. (Cela eût été confortable d'en rester là, ce qui dispensait de les lire tout aussi bien que de lire Marx et Freud). Mais si AdB était parfois rapide, il n'était ni malhonnête ni figé, ainsi que ses évolutions ultérieures l'ont montré. Et il y avait toujours chez lui une grande capacité d'interroger les généalogies des idées et donc les multiples possibles du futur.

Critique ontologique du capitalisme

Si quelque chose n'a pas changé dans les préoccupations d'AdB, c'est leur variété. Au risque, certes, de se disperser parfois. Il faut le répéter pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris . AdB n'est pas un théoricien, en tout cas pas exactement, il n'en a ni les défauts ni toutes les qualités. C'est ici que se situe d'ailleurs la source d'un grand malentendu. AdB est d'abord un écrivain et un philosophe. Et, comme tel, ce qu'il produit est moins une doctrine qu'une vue du monde : Vteltanschauung ou Vteltsicht. « Dès que le monde devient Wëltbild [image du monde], la position de l'homme se comprend comme vision du monde », écrit Heidegger (Chemins qui ne mènent nullepart). C'est-à-dire que l'homme devenu sujet donne la mesure des choses et définit les normes. (Au risque d'ailleurs de ne plus savoir écouter et contempler le monde.)

AdB n'est pourtant pas loin d'être un théoricien dans ses livres sur l'« identité », sur l'« au-delà des droits de l'homme », sur la « démocratie », mais il n'a pas la rigidité du doctrinaire ni peut être son obstination. Disons que c'est un théoricien pas du tout doctrinaire. C'est d'abord un analyste, un homme de synthèse, et un diffuseur d'idées. Mais aussi, il est plus fidèle à ses amis et à lui-même que constant dans ses analyses. Non pas que ses analyses se contredisent franchement, mais elles se corrigent progressivement. Question de tempérament. Car, justement, les analyses d'AdB ont évolué. L'homme lui-même a évolué. Moins que Dany « le Rouge », moins qu'Henri Weber, l'ancien de La LCR devenu sénateur «socialiste», tous les deux passés de l'extrême-gauchisme au Rotary. Mais plus, par exemple, qu'Henry de Lesquen, national-libéral depuis vingt-cinq ans. Ou que Claude Karnoouh, agitateur de communisme insurgé depuis cinquante ans. AdB est passé d'une simple critique des excès du capitalisme (avec un plaidoyer pour l'« économie organique »), dans les années 1970, à une critique radicale et ontologique du capitalisme - et, subsidiairement, il est passé de Nietzsche à Heidegger, mais le sujet est trop vaste pour n'être ici qu'effleuré. Au risque de dérouter les lecteurs bourgeois très heureux de vivre dans une « société ouverte » dans laquelle le paganisme ne serait qu'un supplément d'esthétique, un colifichet baroque que l'on porte en bandoulière. Au risque aussi de donner plus de poids à la critique qu'à la proposition, qui se doit d'être concrète pour être crédible.

En ce sens, il est très clair qu'AdB s'est marginalisé. Il s'est coupé, d'un côté, des élites «financeuses» et, d'un autre côté, des militants droitistes aimant les idées « simples », politiquement opératoires, idées qu'a incarnées Jean-Marie Le Pen. Disons-le, AdB n'a pas eu durablement la stratégie de ses idées premières : la « Nouvelle Droite » européiste, élitiste, antimarxiste et au fond sociale-darwinienne. Il a eu ensuite en partie, à partir de la fin des années 1980, la stratégie de son « gauchissement » anticapitaliste, anti-marchandisation et anti-productiviste. Avec l’inconvénient que très nombreux ont été ceux qui se sont retrouvés sur le segment. Très nombreux et très remontés contre tout ce qui venait de la « droite ». D'où une conséquence pour AdB apparaître ainsi moins lisible. Mais sa seule stratégie a toujours été, finalement de ne dépendre de personne et de dire ce qu'il pensait. C'est évidemment une situation assez inadaptée aux enjeux de pouvoir actuels, et singulièrement aux enjeux du pouvoir intellectuel.

Un veilleur d’idées

Mais c'est une situation qui témoigne d'un orgueil certain et d'un sens élevé de la liberté de penser et d'écrire. Dans une présentation d'Eugénie Grandet, Maurice Bardèche écrit : « À l'aide d'Eugénie Grandet, on imaginait un Balzac idéal, au nom duquel on soupirait devant le Balzac réel. » C'est pareil pour AdB. Longtemps décrit comme le théoricien calculateur et quasi diabolique de la « Nouvelle Droite», on s'étonne qu'il donne des inflexions à sa pensée, ne soutienne pas les partis de droite, s'intéresse aux syndicalistes révolutionnaires, etc.

C'est pourquoi AdB ne saurait être jugé que selon un seul critère : non pas un créateur d'école de pensée, non pas le « pape » de la « Nouvelle Droite » (Benoît XVII !). Mais un formidable éveilleur, un protagoniste hors pair de la joute des idées.

Du même niveau que Vu de droite, mais plus restreint en volume, Au temps des idéologies « à la mode » est le complément logique du premier, un ouvrage de référence pour tous ceux qui s'agacent à juste titre de l’hyperspécialisation des intellocrates, ou de leurs raccourcis, de leurs omissions, de leurs erreurs, de leurs mensonges. À lire crayon en main de préférence. La culture n'est pas de l'ordre de la « détente » (sic), c'est un travail et un combat. « Guerrier de bibliothèque », avait écrit Louis Pauwels de AdB. Il y avait dans ce constat, qui n'était certes pas faux, une projection des propres fantasmes de Pauwels. Éveilleur d'idées. voilà qui me paraît mieux définir AdB. Être de ceux qui montrent que les idées se recomposent, vivent toujours, mais de façon sans cesse différente. Une tâche inépuisable.

Alain de Benoist, Au temps des idéologies « à la mode », Les Amis d'Alain de Benoist, 418 p., 26 €. En vente dans nos pages centrales ou sur le site <www.revue-elements.com>.

1). C'est ce qu'Alain Lipietz a appelé la « société en sablier » (1996), très polarisée entre riches de plus en plus riches et pauvres de plus en plus nombreux, qui a succédé aux trente Glorieuses (en fait vingt ans seulement, du début des années 1950 au début des années 1970) et à la « société en montgolfière », donc à la possibilité de l'ascension sociale.

2). Certes, à tout prendre, ces « quatre filles sur un bateau » valaient bien les « Dix jours en mer avec trois astres de la pensée française» dont Le 3). Monde diplomatique d'août 2009 a tait un savoureux portrait !

4). À noter qu'un article sur Julius Evola, p. 26, est oublié dans le sommaire.

Pierre Le Vigan éléments N°134 janvier-mars 2010

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