Cyrille Frey est ornithologue, il s'occupe, entre autres du comptage des espèces d'oiseaux. Il tire ici la sonnette d'alarme : le mépris systématique de la biodiversité au nom de la rentabilité, menace de créer un effondrement sans précédent du milieu vivant, qui affectera et qui affecte déjà l'homme lui-même.
ENTRETIEN avec Alain Hasso
Cyrille Frey, quel est votre travail aujourd'hui ?
Je m'occupe de l'évolution et du comptage des espèces d'oiseaux dans deux sites agricoles en bordure de villes. Il s'agit aussi de créer des lieux pour mieux accueillir la biodiversité. C'est vrai que l'on rencontre globalement une plus grande attention à l'écologie en ce moment, mais le système économique impose son rythme et ses objectifs. Et aujourd'hui pour la biodiversité, il y a une question de survie. On va être confronté au risque que la vraie prise de conscience, la prise de conscience efficace n'ait pas lieu à temps et qu'il n'y ait plus rien à sauver.
La situation exige-t-elle vraiment de parler d'urgence écologique à propos du milieu naturel ?
Je travaille en association de protection de la nature depuis vingt ans. Et la situation comporte un certain nombre de paramètres pires que ce que j'aurais imaginé dans ma mission d'ornithologie. Je pensais devoir protéger les espèces rares. Nous avons travaillé pour empêcher la disparition de la cigogne blanche ou du faucon pèlerin. Mais finalement aujourd'hui on s'occupe des moineaux domestiques, des chardonnerets ou des verdiers, des oiseaux les plus communs qui sont menacés eux aussi. Il y a partout un effondrement du même ordre de grandeur pour tous les groupes d'oiseaux. À l'origine de cet effondrement, on trouve un enchevêtrement de causes, mais elles sont toutes d'origine anthropique.
Quels sont les facteurs qui menacent aujourd'hui la survie des oiseaux dont vous vous occupez ?
Je vous propose une énumération hétéroclite : il y a avant tout la transformation des milieux, la déforestation, le remplacement des prairies par des cultures intensives, l'emploi des pesticides, les plastiques, la multiplication des voies de communication qui diminue ou sépare les groupes en les empêchant de se reproduire. Les groupes s'éparpillent et ils ne sont plus viables.
Il faut donc créer des réserves ?
La création d'aires protégées est insuffisante. C'est l'équilibre de la nature qui est en question. Il faut prendre conscience que nos propres productions sont dépendantes de la vie sauvage. Le défi est énorme il s'agit de recréer un monde globalement habité par la faune et la flore. Et pour cela, il faut relâcher la pression humaine sur les systèmes biologiques. Normalement il y a un équilibre du milieu vital, cet équilibre est fait de tous les liens qu'il y a entre la faune et la flore. Faute de cet équilibre naturel, rien ne marche. Même les cultures sont menacées. Pour qu'il y ait des cultures, il faut des mauvaises herbes, qui contrôlent les ravageurs et le cycle du carbone. Il faut qu'il y ait le fonctionnement de l'ensemble des espèces sauvages dans l'écosystème « champ ». Sinon rien ne pousse.
Avez-vous des chiffres sur la disparition des oiseaux ?
Il y a des chiffres qui sont recueillis par le Muséum d'histoire naturel, suite à des protocoles de suivi des oiseaux communs. Si on utilise un protocole de comptage par espèce, et que l'on simplifie en l'appliquant à l'ensemble des espèces, on obtient un chiffre massif. Nous sommes devant une baisse de moins 50 % des effectifs d'oiseaux sur les quarante dernières années. Un tel chiffre apparaît comme un signal d'alarme pour l'avenir de l'ensemble du milieu naturel. S'il n'y a plus d'oiseaux : il n'y a plus non plus d'insectes et c'est notre agriculture tout entière qui va s'effondrer à cause de la pression de l'homme qui fait mourir les sols.
Est-ce que vous vous fixez des objectifs ?
Hélas non. Et on a eu des objectifs dans le passé, une date par exemple 2010, pour enrayer le déclin des espèces animales. C'est complètement raté ! On aurait aimé que les animaux cessent de décliner et le déclin reprend plus que jamais. Les associations de protection n'ont pas la maîtrise de la situation dans son ensemble, elles agissent à petite échelle. Ce qui est en train d'émerger c'est un tableau très sombre de l'avenir, où tout risque d'être compromis.
Qu'est-ce qui a été fait dans le passé face à cet effondrement pressenti du milieu naturel, effondrement que l'on connaît déjà dans d'autres pays, la Chine en particulier ?
Ces dernières années, on a créé des aires protégées et des réservoirs temporaires, il y a eu aussi des mesures agro-environnementales, comme le développement de l'agriculture biologique et de l'agro-écologie. Autrefois, par exemple, face aux prédateurs et aux ravageurs, on utilisait le poison, et on empoisonnait tout un biotope. On sait utiliser aujourd'hui la nature elle-même dans son dynamisme et sa variété. Certaines plantes qui favorisent les insectes ou les oiseaux deviennent ainsi les auxiliaires de l'agriculture.
Les agriculteurs accepteront-ils de partager cette préoccupation écologique ?
Cela demande bien sûr une formation pour eux. Mais ne nous leurrons pas ce métier d'agriculteur est d'ores et déjà l'un dés plus techniques et l'un des plus évolutifs qui soient. La situation présente des sols et des espèces exige une nouvelle révolution pour ce métier. Il y a eu la révolution de l'agriculture mécanisée. Maintenant ilfaut étudier des voies pour l'agro écologie, c'est-à-dire pour une agriculture qui tienne beaucoup plus compte de la réalité des sols et du climat. Il y a vingt ans, j'ai reçu une formation d'ingénieur des techniques agricoles. À cette époque est arrivé une nouvelle génération de pesticides, glyphosates, néonicotinoïdes etc. cela nous a fait perdre beaucoup de temps. Aujourd'hui, l'urgence écologique devrait devenir un élément plus important de la formation des agriculteurs. Il y a d'ores et déjà des enseignements pilotes pour réhabiliter le milieu naturel en danger. Sur le site de l'Institut National de la Recherche Agronomique à Dijon par exemple, une telle formation est délivrée et il faut reconnaître que cela a mieux marché que ce à quoi l'on s'attendait. Il faut découvrir une façon de travailler différente, avec plus d'adaptation. On arrive par exemple à suivre l'évolution des maladies pour éviter les épandages massifs quand il n'y a pas de menace. Et grâce à ces prévisions, on utilise moins de produit c'est une économie de temps et d'argent, qui permet de mieux accueillir la biodiversité.
Pour faire une incursion dans l'actualité qui est lourde en ce moment, pensez-vous que les récentes augmentations du gasoil pour les véhicules particuliers aient un impact quelconque sur la préservation des équilibres naturels ?
Il n'y a pas l'ombre d'une stratégie écologique dans tout cela. Un exemple ? On ne peut pas à la fois fermer les petites lignes et taxer le gasoil et c'est pourtant ce que l'on est en train de faire. Le Gouvernement, avec les nouvelles taxes sur le carburant, est dans une approche qui pénalise à tous les coups les plus pauvres, parce que ce sont les plus faciles à taxer. Manifestement, il manque un projet d'ensemble, un plan, quelque chose de beaucoup plus global, de beaucoup plus démocratique. Il faudrait d'abord en amont poser les questions fondamentales de la mobilité et de l'aménagement du territoire. Utiliser seulement une écologie punitive ne sert à rien qu'à détourner les citoyens de l'écologie réelle. De toute façon, les réactions du gouvernement ne sont pas à la hauteur du risque écologique. On rend le diesel inaccessible et quelle solution avance-t-on ? On ne propose pas la moindre alternative. C'est pour cela que ça ne peut pas fonctionner, même au nom de la transition écologique.
L'existence de ce plan est-elle autre chose qu'un rêve ?
Il faudra bien que cela devienne une réalité. En tout cas, en fait d'urgence écologique et de transition énergétique, on est très loin aujourd'hui de ce qui a pu se faire en France, ne serait-ce qu'il y a quelques années sur la pollution de l'air et de l'eau. Il y a eu, en France, voici plusieurs décennies, un effort du législateur contre les pollueurs, on a établi des contraintes très importantes qui font qu'on n'est pas aujourd'hui en France comme à Pékin ou à Dehli. Je suis, d'accord, cela ne fait que déplacer le problème, ce qui se passe là-bas finira forcément par impacter ce qui se passe ici, mais au moins n'avons-nous plus de grasses sources de pollution. C'est tout bénéfice pour les hommes !
Vous croyez que la pollution crée un danger pour l'homme ?
Quand on fait du mal aux oiseaux, on finit par faire du mal aux hommes ! En Chine, les oiseaux, ce n'est pas terrible, bien évidemment et depuis longtemps ! On sait que l'un des premiers éléments du Grand bond en avant lancé par le président Mao entre 1958 et 1962 était la disparition programmée de ce que l'on a appelé « les quatre nuisibles » les rats, les mouches, les moustiques et les moineaux. La quasi disparition de ces moineaux a entraîné, à l'époque, un déséquilibre biologique majeur. Mais en ce moment, les hommes souffrent également des déséquilibres environnementaux ! Les conséquences de la catastrophe écologique actuelle se font sentir plus vite là-bas que chez nous. La santé de populations entières est atteinte. La pollution de l'eau crée une surmortalité qui se compte en centaines de milliers de morts par an. Et la destruction des sols est bien plus importante que chez nous. Le ruissellement créé par les pluies torrentielles produit des glissements de terrain dans certains endroits, il n'y a plus de terre et on en revient à la roche. Les terres, non protégées, sont évidemment beaucoup moins productives. On peut dire que, dans ces pays qui ont cru pouvoir se passer de la préoccupation écologique, la seule pollution de l'air tue plus que le sida et le paludisme réunis. On compte quelque trois millions de décès dus à ce facteur d'après un chiffre publié en septembre 2015 dans-la revue Nature.
monde&vie 6 décembre 2018 n°963