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Luc-Olivier d’Algange sur l’oeuvre de Pierre Boutang 1/2

Texte initialement publié sur le blog “Stalker. Dissectiondu cadavre de la littéraire” de Juan Asensio, le 7 mai 2004

« Ainsi chaque réel poème a pour invisible réserve,

ce que le Moyen Age nommait vox cordis, une voix du cœur…»

– Pierre Boutang –

Il est de coutume de juger l’œuvre de Pierre Boutang, pour l’en louer ou l’en blâmer, peu importe, à l’aune de sa fidélité à Charles Maurras. Pierre Boutang ne cessa jamais, à l’inverse de tant d’autres, de mentalité honteuse ou renégate, de témoigner d’une fidélité essentielle à l’égard de l’auteur (enseveli sous l’opprobre, le mépris et l’indifférence) de L’Avenir de l’Intelligence. Être fidèle à Charles Maurras, ce ne fut certes point, pour Pierre Boutang, de s’obstiner, à l’exemple de quelques acariâtres, sur les vues partielles défendues par le Maître de Martigues dans tel ou tel éditorial malencontreux, mais bien d’accomplir cet acte de remémoration et de gratitude par lequel le disciple établit l’autorité du Maître dans son essence, sans pour autant éprouver la tentation psittaciste de la redite pure et simple, sans âme, qui accable l’œuvre sous le poids de la lettre morte. Villiers de l’Isle-Adam dans un conte intitulé Les Plagiaires de la foudre traite la question sous forme de parabole.

Rien n’est moins aimable que le reniement. Déprécier le passé du monde, de son pays, ou ne fût-ce que de sa propre existence est, selon Nietzsche, le signe propre du nihilisme. Celui qui renie son passé ne fonde point le nouveau mais l’abolit. L’idée même d’un couronnement des formes, d’un accomplissement du destin, d’une réalisation, au sens métaphysique, voire initiatique du destin, suppose que l’âme humaine, amie de Mnémosyne, ait construit, pierre à pierre, et avec déférence, un édifice du Souvenir. Être fidèle, ce n’est point idolâtrer le passé, c’est veiller sur la flamme, dispensatrice à la fois de chaleur et de lumière, afin qu’elle ne s’éteigne. Témoigner d’une fidélité essentielle, c’est comprendre la différence, qui désormais échappe aux modernes, entre le Maître qui nous fait disciple (de même que par une élection qui n’a rien de démocratique, nous le faisons Maître) et le Maître qui nous fait esclave. Être fidèle, c’est atteindre à cette liberté essentielle, caractère dominant de l’auteur Pierre Boutang, liberté qui est le « privilège immémorial de la franchise », le signe de l’attachement de l’auteur à son Pays qui lui permet d’être lui-même, sans pour autant être maurrassien à la façon des épigones et des intégristes : ces nuances échapperont aux esprits mécaniques.

Le moindre mérite de Pierre Boutang, disciple et non esclave, sera, sans craindre outre mesure la police du politiquement correct, de rendre possible une exploration de la nécessaire convenance du monde au langage qui l’élucide et l’enchante et, par voie de conséquence, de la tradition, et l’art du traducteur, qui témoigne de l’autorité du Sens.

Dès lors que l’on ne cède point à la superstition ou à l’idolâtrie du texte réduit à sa propre immanence, comme il était d’obligation dans les sectes de la critique matérialiste des années 60, il devient légitime de s’interroger sur les fonctions, non plus de l’écriture, mais de l’auteur, au sens jüngérien. Les fonctions de l’auteur sont de l’ordre de son magistère. Dans la perspective métaphysique ou plus exactement théologique, qui ne cessa jamais d’être celle de Pierre Boutang, même au cœur le plus ardent de son combat politique, l’œuvre est un moyen de connaissance et de justice, et relève par voie de conséquence, de ces fonctions, incarnées dans la culture hindoue par les brahmanes et les kchatryas, fonctions de prêtres et de héros (et qui nous parlent encore selon le mot de Novalis, du « mystérieux sanscrit de l’âme ») que les civilisations traditionnelles considéraient comme supérieures aux fonctions économiques ou purement utilitaires.

Si la fonction dévolue à quelques écrivains est de distraire, à d’autres, moins enviables, de relever la bonne conscience défaillante de leurs lecteurs, à d’autres encore plus simplement de passer le temps, comme si le temps n’accomplissait pas cette fonction de son propre chef, les fonctions de l’œuvre de Boutang sont infiniment plus complexes et d’une portée si grande que nous parions volontiers qu’elles ne commencent qu’à peine à être évaluées.

Pierre Boutang, logocrate, monarchiste, philosophe et traducteur, fit donc de chacune de ses vertus au sens antique, une fonction, au sens sacerdotal.

Être monarchiste, pour Pierre Boutang, loin d’être seulement l’expression d’une conviction, ce fut une poétique et une rhétorique, au sens noble, médiéval et théologique, c’est-à-dire la façon, également grammaticale et étymologique tout autant qu’architecturale et musicale, de comprendre l’ordre humain et l’ordre du monde en concordance avec l’ordre divin. Alors que le monarchisme de beaucoup d’autres n’est qu’une façon retorse d’avouer leurs nostalgies d’un monde réduit précisément aux valeurs de la troisième fonction, au sens dumézilien, travail, famille, patrie, c’est-à-dire aux valeurs bourgeoises, dans toute leur horreur, à laquelle s’ajoute le goût obscur pour la défaite, la contrition, et une forme vaniteuse d’irresponsabilité, pour Pierre Boutang, au contraire, être fidèle au Roi, c’est d’abord se souvenir que la France, par provenance, et osons le croire par destination, est un Royaume, et que la République (dont il est permis à présent de préférer l’aristocratisme jacobin, d’allure encore vaguement stendhalienne, à l’actuel totalitarisme démocratique) s’est elle-même faite avec ce Royaume dont elle décapita les Symboles.

Être monarchiste, pour Pierre Boutang, c’est comprendre, par-delà les considérations positivistes (inspirées d’Auguste Comte, d’Anatole France ou de Renan) de Maurras, que l’ordre politique et terrestre n’est digne d’être respecté que s’il reçoit humblement l’empreinte de l’Ordre du Ciel. La fonction d’Auteur monarchique que Pierre Boutang fut, avec Henry de Montaigu, un des très rares à hausser à l’exigible dignité chevaleresque, annonce ainsi sa fonction de philosophe, c’est-à-dire d’amoureux de la sagesse. Car si l’Ordre est vénérable, en ce qu’il témoigne du permanent, et s’il est préférable a priori à la subversion, désastreuse par nature, il n’en demeure pas moins que Pierre Boutang, dans la fameuse querelle sur le coup de force qui eût libéré Socrate de ses geôliers, fut enclin à passer outre aux recommandations légalistes de Socrate pour le sauver. L’Ordre est sacré, certes, mais encore faut-il qu’il ne contredise point le cri du cœur qui, en certaines circonstances, nous en révèle la nature parodique.

Dans la honte et l’horreur où nous plonge le désastre du monde moderne, le grand péril est de céder à n’importe quelle réaction, de nous contenter d’un ersatz. Mieux vaut approfondir en soi l’absence du Royaume, de l’Ordre, du Sacré que d’en faire un simulacre. Les temps modernes sont aux faux-semblants. Des fausses légions romaines de Mussolini ou de Hitler aux châteaux en carton-pâte des parcs d’attraction d’outre-Atlantique venus s’installer chez nous, la ligne constante du monde moderne est de substituer le faux spectaculaire à « la simple dignité des êtres et des choses ».

Amoureux de la sagesse, le philosophe est aussi amoureux du langage qui porte en lui, comme un secret et une évidence, les Normes de la sagesse. Pierre Boutang se déclara lui-même logocrate. C’est qu’en effet le pouvoir du Logos accroît notre liberté et notre autorité. On peut lire ainsi toute l’œuvre de Pierre Boutang comme une méditation sur le Logos incarné. Être auteur, c’est remplir ces fonctions de l’auctoritas non sans un certain détachement (Julius Evola dirait une impersonnalité active) accomplir son destin, faire son œuvre, être à la hauteur de cette disposition providentielle dont la surnature nous privilégie et dont tout combat humain n’est que la remémoration ou le remerciement.

Les talents ne sont pas donnés en vain et comme les hommes plus généreux sont aussi les plus prompts à révéler leurs talents, il est compréhensible que l’écart se creuse entre les hommes et leurs œuvres. Mais cette inégalité est avant tout, pour reprendre le mot de Maurras, une inégalité protectrice. La méditation sur la Monarchie, sur le pouvoir du Logos et sur la rhétorique de Dieu que Pierre Boutang poursuit à travers son œuvre ne sera point sans redonner, au grand scandale des bien-pensants, un sens profond, et dirions-nous profondément chrétien, au mot hiérarchie. Parmi les rares écrits anglais trouvant grâce aux yeux de Maurras figurait le Colloque entre Monos et Una d’Edgar Poe qui comporte, il est vrai, l’une des critiques métaphysiques les mieux formulées de l’idéologie démocratique : « Entre autres idées bizarres, celle de l’égalité universelle avait gagné du terrain, et à la face de l’Analogie et de Dieu, en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle ».

Nous comprenons, à lire Poe, qu’en dernière analyse, ce qui distingue les hommes en accord avec les profondeurs du temps et les derniers hommes au sens nietzschéen, ceux qui clignent des yeux, c’est d’abord le sens des gradations. Ce sens des gradations qui est d’abord résistance à la planification entreprise par le monde moderne sera aussi une clef pour comprendre sans tomber dans les lieux communs universitaires, la pensée platonicienne de la Forme et du Logos dont Pierre Boutang ravive les prestiges et approfondit pour nous les possibilités. Il existe une façon matutinale d’être platonicien, de faire de la pensée un chant de gratitude dans le matin profond, et cette façon, cette poétique, en référence à l’étymologie du faire poétique, nous délivre de ce dualisme morose où certains universitaires voulurent enfermer l’œuvre de Platon et de ces disciples.

De même que Pierre Boutang eût été tenté de sortir Socrate de sa geôle, il saura prendre les mesures nécessaires pour sortir Platon de sa prison exégétique où, non sans les commodités propres aux prisons modernes, Platon se trouve réduit à une perpétuité de mauvais aloi. L’œuvre de Pierre Boutang est ainsi la réfutation d’un nombre considérable de banalités fallacieuses. A commencer par la plus insistante de toutes qui consiste pour le premier venu à prétendre au renversement du platonisme. La belle affaire que de renverser ! Sans doute y a-t-il là de quoi satisfaire à la fois au goût moderne de la subversion et à l’indéracinable vanité humaine. Pierre Boutang en renouant avec une subtilité herméneutique perdue avec l’avènement de la science moderne est sans doute, avec Henry Corbin et George Steiner, celui des philosophes qui nous offre l’ultime chance de comprendre que ce platonisme toute orientation. Si nous ne pouvons nier la Forme, et que toutes les choses ont une forme qui correspond à un modèle, il demeure possible de contester ce que l’on suppose être l’intention de la métaphysique, qui est d’affirmer la précellence de l’Un et de l’Éternel sur le multiple et le fugace. Or, le monde moderne a ceci d’étonnant qu’il choisit ses chantres parmi les hommes qui ne cherchent que le renversement. Cette prétention, qui se voudrait nietzschéenne et qui n’est que bonhommesque, n’est qu’une caricature. Poursuivant avec audace et humilité la méditation européenne sur la Forme et le Logos sans faire système ni doxa de ce qui ne s’y prête point, Pierre Boutang exige de son lecteur cette témérité et cette déférence qui, selon la formule d’Hölderlin, fondent ce qui demeure. Les philosophes modernes, loin d’avoir renversé le platonisme se sont contentés d’en fermer l’accès, d’en rendre l’approche impraticable par des approximations et des sophismes.

À suivre

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