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Union européenne, l'objection démocratique 3/4

L'État de droit sans le peuple

Un premier facteur de dissolution des liens communautaires est consubstantiel à l'anthropologie libérale en ce qu'elle réduit l'individu à n'être qu'une machine désirante en quête de satisfactions individuelles. Dans son grand ouvrage classique, Communauté et société, Ferdinand Tônnies analysait déjà très en profondeur la mutation anthropologique majeure qui transforme les communautés organiques en sociétés contractuelles. Louis Dumont, à sa suite, a montré que cette transformation, inédite dans l'histoire de l'humanité, était le résultat du développement de l'individualisme.

Plus récemment, les travaux de Frédéric Lordon ont renouvelé l'étude de l'anthropologie libérale en l'interprétant à l'aide des concepts de la philosophie spinozienne, comme le conatus, c'est-à-dire la tendance fondamentale de l'individu à persévérer dans son existence en optimisant ses chances de succès. Cette révolution commence très en amont du XXe siècle mais trouve la voie de son accomplissement dans les grands mouvements « émancipateurs » des années soixante, freudo-nietzchéens, qui célèbrent la déterritorialisation et la souveraineté de l'individu. La protection de la liberté individuelle, la reconnaissance de la valeur absolue de la dignité de la personne humaine, indépendamment de tout contexte, donne à cette anthropologie libérale une expression juridique incompatible avec l'idée d'un droit du peuple sur les membres qui le composent.

Les crimes de l'Europe

Un deuxième facteur du déficit démocratique tient au déclin de l'idée de nation. La nation est une institution imaginaire. Cela ne veut pas dire qu'elle n'existe pas mais seulement qu'elle n'est pas une essence, mais le produit d'Une culture, d'une histoire, parfois d'une langue, qui sont institutionnalisées par les élites sociales. La nation présente une certaine unité lorsque le peuple se reconnaît dans une histoire conçue comme un grand roman national, avec ses grands hommes, ses héros, ses épopées, ses valeurs nationales. C'est l'histoire enchantée qui soude la communauté dans le sentiment d'un destin commun, les généalogies plus ou moins imaginaires qui donnent aux individus le sentiment de leur proximité, l'identification des ennemis qui les rassemble dans des ligues d'amitié. Elle génère ainsi une religion civile, c'est-à-dire un ensemble de croyances, de rites, de symboles qui permettent aux citoyens de se situer dans le temps et l'espace et comprendre le sens de leur appartenance à la communauté. Les peuples sont grands « parce qu'ils ont de grands préjugés ». Lorsqu'ils n'en ont plus, « ils ne sont plus des nations. Tout au plus des foules désagrégées », écrit Cioran dans un apophtegme fameux. Or depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et, plus encore, après la décolonisation, on assiste à une grande entreprise de déconstruction de l'histoire des nations sur un mode à la fois hypercritique et fondamentalement repentant. Cette disposition n'est pas propre à la France mais à toute l'Europe. Jean-François Mattei montre bien comment l'Europe se trouve aujourd'hui en position d'accusée, souvent par les Européens eux-mêmes. On impute à l'Europe toutes sortes de crimes dont, finalement, celui d'avoir existé. Dans L'effacement du politique, la philosophie politique et la genèse de l'impuissance de l'Europe, son dernier livre, Pierre Le Vigan soutient que si l'Europe n'existe pas politiquement, comme un peuple, c'est parce que « pour exister, il faut être porteur d'une certaine idée de soi. Or, l'Europe actuelle se veut d'abord universaliste. Sa seule identité serait d'être le réceptacle des identités des autres. On y, célèbre tout ce qui n'est pas nôtre ». Le déficit démocratique dans l'Union européenne nous apparaît ici comme un déficit d'identité consécutif à l’incapacité à affirmer d'autres valeurs que celles de la tolérance, de la relavité et de la diversité des valeurs et, finalement, de la réduction du système des valeurs à cet adage d'apparence kantienne : « ne défends tes valeurs que dans la mesure où elles sont compatibles avec la possibilité, pour tout autre, de défendre ses propres valeurs ».

La doctrine de patriotisme constitutionnel

La construction européenne entérine, amplifie et promeut l’idée d'une citoyenneté européenne qui n’est articulée à aucun peuple européen. Jürgen Habermas a vu dans cette construction juridique la réalisation de l’idée de patriotisme constitutionnel dans une démocratie enfin débarrassée des oripeaux de la nation. L'interprétation de Habermas est contestable parce que la citoyenneté européenne reste articulée aux nationalités respectâmes des États membres. Elle est cependant révélatrice d'un effort pour penser la démocratie sans référence à un démos, à un peuple politique.

À suivre

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