Il gouvernait « par le sang et par le fer ». Et c’est ainsi qu’Otto von Bismarck parviendra à l’unification politique de l’Allemagne autour de la Prusse, il y a 140 ans.
Les Français ont peu de raisons de l’aimer : il fut jadis leur implacable adversaire. Et pourtant, Bismarck, personnage majeur de l’histoire européenne, mérite d’être connu. On doit à Jean-Paul Bled, professeur émérite à la Sorbonne, des biographies de François-Joseph, de Marie-Thérèse d’Autriche ou de Frédéric le Grand, dont on retrouve la facture dans l’ouvrage qu’il consacre aujourd’hui au père de l’unité allemande : rigueur de la documentation, clarté de l’écriture *.
Le « Chancelier de fer » vient au monde en 1815, quelques semaines avant Waterloo, et il mourra en 1898, après avoir mis en place une partie du système d’alliances qui présidera à la tragédie de 1914. S’il domine son siècle, c’est donc en ayant été l’acteur de la transformation de l’ordre européen et l’homme qui aura hissé son pays au premier rang du continent.
Après des études de droit et d’agriculture aux universités de Göttingen et de Berlin, et un passage dans l’administration judiciaire, Otto von Bismarck s’établit en 1839 dans sa propriété de Kniephof. Issu d’une lignée luthérienne des Marches de l’Est, ce Prussien est le prototype du junker, guerrier attaché à sa terre et à ses arbres. Plus tard, il acquerra d’autres domaines, devenant un des plus grands propriétaires fonciers d’Allemagne.
Député au Landtag de Prusse en 1847, classé ultra-conservateur, il défend la monarchie lors de la révolution de 1848. A partir de 1851, représentant du royaume au Parlement de Francfort – l’organe de la Confédération germanique – il réclame l’égalité des droits avec l’Autriche, entamant ce qui sera le combat de sa vie : évincer d’Allemagne les Habsbourg. En 1859, il est envoyé à Saint-Pétersbourg, où il reste ambassadeur trois ans, avant d’être mandaté à Paris. En 1862, Guillaume Ier le nomme enfin Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de la Prusse.
A la tête du gouvernement, il donne sa mesure, mais dans son style : à ses yeux, les problèmes ne sauraient être résolus par voie parlementaire, mais «par le sang et par le fer». Réorganisant l’armée, gouvernant sans budget, pratiquant sans vergogne l’intimidation de ses opposants, Bismarck exerce une certaine forme de dictature à l’intérieur du cadre constitutionnel.
Il poursuit surtout son but : imposer l’hégémonie de la Prusse dans l’espace germanique. Jean-Paul Bled souligne néanmoins que «la conception raciale (völkisch) de la nation lui est totalement étrangère». Pas d’idéologie chez Bismarck, mais une froide logique politique. Par étapes, il travaille à l’élimination de l’Autriche : Zollverein contre les intérêts économiques de Vienne (1864), pourparlers avec la France et l’Italie (1865 et 1866) qui consacrent l’isolement diplomatique de François-Joseph. La guerre éclate alors : le 3 juillet 1866, les troupes des Habsbourg et de leurs alliés sont écrasées par les Prussiens à Sadowa. Le mois suivant, au traité de Prague, l’Autriche doit se résoudre à la dissolution de la Confédération germanique et à la création d’une nouvelle confédération, regroupant 22 Etats d’Allemagne du Nord sous la houlette de la Prusse. La dernière étape est franchie à l’issue de la guerre de 1870, que Bismarck a consciemment déclenchée comme un préalable à la réorganisation de l’Allemagne. Le 18 janvier 1871, à Versailles, le roi Guillaume Ier est proclamé « empereur allemand ».
Si la Bavière, le Wurtemberg et la Saxe conservent d’importantes prérogatives au sein du nouveau Reich, c’est une victoire éclatante pour Berlin. Victoire à la Pyrrhus ? A la fois chancelier d’Empire et Premier ministre de Prusse, Bismarck veut imposer la primauté de cette dernière tout en sauvegardant sa particularité, ce qui constitue, ainsi que l’explique Jean-Paul Bled, une tentative incertaine.
Mais ce chancelier est plus complexe qu’il n’y paraît. Si nécessaire, pour les besoins de sa politique, il peut s’appuyer sur les libéraux. De 1871 à 1878, il mène le Kulturkampf contre l’Eglise. Et en dépit des mesures sociales qui accompagnent l’essor économique du Reich (assurances maladie, accident, vieillesse ou invalidité instituées au début des années 1880), la social-démocratie allemande double ses voix de 1887 à 1890. «Catholiques et socialistes, observe Bled, restent à l’écart de la culture dominante et développent séparément leur propre subculture. En 1890, l’unité morale des Allemands n’est pas faite. Le père de l’unité politique porte la responsabilité de ce retard.»
Le premier système de Bismarck, en 1872, repose sur la solidarité des trois empereurs (Allemagne, Autriche, Russie). Mais la rivalité austro-russe dans les Balkans le contraint à choisir entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Arbitre de l’Europe au congrès de Berlin, en 1878, Bismarck s’allie finalement avec l’Autriche (1879), puis avec l’Italie (1882), tout en maintenant de bonnes relations avec la Russie (traité secret de 1887). Sur ces entrefaites, Guillaume Ier meurt en 1888 et son successeur, Frédéric III, disparaît au bout de trois mois. A peine Guillaume II règne-t-il qu’il engage une stratégie maritime et coloniale d’ambition mondiale, dressant la Grande-Bretagne contre l’Allemagne, et qu’il s’éloigne de la Russie, la poussant dans les bras de la France. Ainsi s’enclenche le fatal mécanisme de 1914… En désaccord avec son souverain, Bismarck quitte le pouvoir en 1890 et passera le reste de sa vie à défendre son bilan et à forger sa légende.
Jean-Paul Bled conclut en soulignant l’ambivalence du personnage, parfois surnommé le «réactionnaire rouge» ou le «révolutionnaire blanc». Mélange de force et de ruse, de hardiesse et de prudence, figure typique d’une époque et d’un pays, Bismarck était en tout cas un authentique homme d’Etat. Une dimension qui échappera, plus tard, à la plupart de ceux qui se réclameront de lui.
Jean Sévillia
* Bismarck, de Jean-Paul Bled, Perrin.
https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/bismarck-le-rude-pere-de-lunite-allemande/