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Le salafisme, produit transgénique de la mondialisation 2/3

Salafisme et évangélisme, frères ennemis

C'est chez les salafistes que l'on vérifie combien le religieux s'est génétiquement modifié ces dernières décennies. Désormais, il relève plus de l'ingénierie moléculaire que de la disputatio théologique, naguère pratiquée avec science par les oulémas, les clercs et les vieilles écoles d'interprétation, autant de reliquats poussiéreux que les salafistes veulent congédier. Plus conséquents que leurs concurrents en matière de surenchère religieuse, ils ont pris acte que l'islam historique est mort.

En lieu et place, ils ont chimiquement recréé un paléo-islam de synthèse à partir de son ADN fossile présumé l'âge d'or de la cité de Médine où régnait l'harmonie dans l'unité, si bien que leur islam n'est pas incréé, mais recréé et clone comme dans un Jurassic Park islamique. Tel est le « moment zéro de l'islam » (devenu pour eux réalité) qu'exorcise l'écrivain algérien Kamel Daoud, auteur de Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), dans des interventions implacables qui lui ont valu une fatwa. D'où notre sidération face aux aliens hybrides de l'État islamique, aux vélociraptors de Boko Haram, aux gangsta-djihadistes des banlieues européennes élevés dans l'islam carcéral. Mais les uns et les autres ne sont jamais que les doubles de nos fantasmes mutants, de nos terreurs cinématographiques, de notre transhumanisme expérimental. La destruction des peuples et des identités, qui avaient pourtant traversé l'épreuve du temps, a abouti à une tabula rasa, lande stérilisée où plus rien ne pousse, sauf ces monocultures hors-sol que sont le salafisme et l'évangélisme, frères ennemis. Car de facto, on n'a pas procédé différemment ici comme ailleurs, on a détruit la biodiversité ethnique, religieuse, culturelle, pour y semer du soja transgénique et des barbus.

Si donc le salafisme s'implante aussi aisément, c'est qu'il remplit deux des conditions du succès dans un monde globalisé au sein duquel la religion n'est plus coextension d'une identité culturelle et historique : la déterritorialisation et la déculturation. « Le fondamentalisme est la forme du religieux la mieux adaptée à la mondialisation », précise Olivier Roy dans La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008), un livre qui a fait date, en dépit d'un postulat de départ hasardeux : la conviction que l'islam radical va bien finir par disparaître de lui-même au motif qu'il échoue invariablement dès qu'il s'installe quelque part au pouvoir (comme s'il suffisait qu'une chose soit promise à l'échec pour que les hommes y renoncent!). Battu partout, l'islamisme radical renaît partout, n'en déplaise à l'islamologue. Nonobstant cela, ses analyses sur les métamorphoses du religieux sont parmi les plus stimulantes.

Olivier Roy fait ainsi remarquer que la sécularisation, loin d'avoir aboli le religieux, l'a au contraire rendu autonome et fluide, en l'affranchissant de ses marqueurs politiques et institutionnels. « En détachant le religieux de notre environnement culturel, écrit-il, elle le fait apparaître au contraire comme du pur religieux », quel que soit le fuseau horaire. L'espace du théologico-politique, celui occupé jadis par les Églises traditionnelles (catholicisme, hanafisme musulman, dénominations protestantes classiques), recule partout, alors que les religions mutantes et postmodernes, déconnectées de leur berceau d'origine, tout à la fois transnationales et transculturelles, progressent. C'est vrai d'abord du salafisme, parfaitement calibré à la demande globale, religion vierge, comme les terres du même nom, sans supplément d'âme artistique, sans éclairage philosophique, sans contenu théologique - les uns et les autres suspectés d'hérésie, de paganisme, d'iconolâtrie. Ainsi va la « sainte ignorance », quand la foi évacue dans un élan purificateur le contextuel, l'historique et l'exégétique. Ne reste plus qu'une « esthétique hallucinée par le vide », selon les mots de Kamel Daoud. « Rien ne doit dépasser, sous peine d'être interprété comme un appel à la décapitation. »

Avec tout cela, les salafistes n'en demeurent pas moins huntingtoniens. Ils croient au choc des civilisations (le choc, c'est eux), mais les civilisations, à l'instar des religions, sont soumises au même processus d'escamotage de telle manière que l'on puisse leur substituer des contrefaçons au mode d'emploi élémentaire. Pour cela, on a recréé une culture islamique factice dont on assure la promotion à travers des éléments de langage inflation de formules pieuses, exacerbation d'une piété ostentatoire et recours à des codes vestimentaires identifiables. La barbe (idéalement sans moustaches assorties) et la djellaba, qui s'arrête réglementairement aux chevilles, comme au temps du « Prophète ». De leur côté, les femmes portent le jilbab, qui couvre tout leur corps, hormis les pieds et les mains quelques-unes, le niqab.

Le wahhabisme a tout simplifié

Selon la distinction académique d'Ernst Troeltsch, les Églises demandent peu à beaucoup de gens, alors que les sectes demandent beaucoup à peu de gens. Un investissement total et sans partage. On sait où classer les salafistes. Dans Le salafisme aujourd'hui (Michalon, 2011), Samir Amghar rappelle combien ils sont exclusivistes. Les Frères musulmans peuvent fréquenter une mosquée salafiste, l'inverse n'est pas concevable. De même, les Frères peuvent se solidariser de la République islamique d'Iran ou du Hezbollah, c'est exclu pour les salafistes. De leur point de vue, le chiisme est une hérésie; le soufisme, une déviation. Plus généralement, toutes les interprétations postérieures aux « pieux ancêtres » - les « innovations blâmables », qui remontent pour la plupart aux Abbassides, plus d'un millénaire au compteur tout de même - sont rejetées.

À suivre

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