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Charles Péguy, enfant de France 1/3

Charles Péguy, enfant de France.jpegCharles Péguy nous vient de loin, du fin fond de l'histoire de France. C'était un républicain qui ne votait pas et un chrétien qui ne communiait pas, disait de lui Jean Guehenno. Légataire d'une tradition pluriséculaire, il aura incarné plus que nul autre l'âme d'une nation. Auteur d'un roboratif Péguy de combat (Les Provinciales, 2007), Rémi Soulié en dévoile toutes les facettes.

Lorsque Bernanos évoque Péguy, c'est d'abord le rythme de la marche qu'il entend « Une deux, une deux... » Comme tous les grands écrivains, il a l'oreille musicale et, en l'occurrence, se montre à l'écoute de l'essentiel : les pas du laboureur, du fantassin et du pèlerin. Péguy arpentait les rues du Quartier latin ou les plaines du Hurepoix et de la Beauce comme ses ancêtres les champs de l'Orléanais et du Bourbonnais, avec patience, ténacité et obstination. Nuls vers (nulle prose aussi, sans doute) n'illustrent plus justement l'antique étymologie latine du versus, le « sillon », la versura étant l'extrémité du sillon où les bœufs se retournent, comme le rappelle Pierre Boutang dans son Art poétique. Têtu, Péguy ressasse en litanies, manière pour lui d'être fidèle à son catéchisme et à la grammaire - qui sont au fond une même chose autant dire, à sa race.

Intempestivité d'une parole qui fait corps et qui marche donc sur ses deux jambes. Tout, chez Péguy, est affaire d'incarnation, d'incorporation, d'innutrition d'où sa condamnation du « mécanique » ou du « logique », qu'il oppose à l'« organique » : le premier, juridique, contractuel, abstrait, raisonneur, mort... moderne le second, concret, instinctuel, vivant... racé. « Des pensées, des instincts, des races, des habitudes qui pour nous étaient la nature même, qui allaient de soi, dont on vivait, qui étaient le type même de la vie, à qui par conséquent on ne pensait même pas, qui étaient plus que légitimes, plus qu'indiscutées irraisonnées, sont devenues ce qu'il y a de pire au monde : des thèses [...]. Quand un régime, d'organique est devenu logique, et de vivant historique, c'est un régime qui est par terre. »

Comme toutes les âmes simples, comme tous les coeurs profonds, Péguy adopte donc un rythme binaire, dussent s'en moquer les savants, les « avancés » et les malins qui peuplent le parti intellectuel (qu'il baptise significativement les « primaires », comme ceux qui pensent, par exemple, que la France naquit le 14 juillet 1789 à six heures du matin) : son oui est un oui, son non est un non. En voici quelques illustrations possibles : charnel et spirituel, temporel et éternel, racination et déracinement, mystique et politique, ancienne France et monde moderne, périodes et époques, restaurations et perturbations... Le plus souvent, ces oppositions demeurent; plus rarement, comme dans les deux premiers cas, elles s'effacent, mais dans le seul mystère de la Croix où sont conjoints, comme dans une Note (musicale aussi bien), le fini et l'infini.

Le moins que l'on puisse dire est que Péguy ne s'éloigne pas, n'en déplaise à ceux qui, pour lui nuire, le caricaturent en saint de chromo sulpicien, en Déroulède revanchard ou en national-socialiste - ce qui, au demeurant, serait le moins accablant lorsque l'on songe au « programme de Nancy » de Barrès, qui l'aida tant.

L'opposition de la mystique et de la politique ? Elle ne recoupe pas seulement la distinction triviale et de très basse intensité entre les discours et les actes. La mystique appelle un héroïsme intransigeant au service d'un absolu (appelons-le la France) pour quoi l'on peut sacrifier sa vie à Bouvines, à Valmy ou dans un champ de betteraves de la Brie. La politique, quant à elle, prospère sur le dos des cadavres, grassement nourrie par de multiples prébendes - même la bouche pleine, les survivants n'arrêtent pas de parler des morts tout en défaisant un à un les idéaux pour lesquels ils tombèrent. Ainsi de la mystique, puis de la politique dreyfusardes. Pour que la « cité » soit « harmonieuse », nul ne doit être relégué ou damné (à l'île du Diable), ce qui là encore revient au même. Le socialisme de Péguy, d'abord éthéré, idéaliste - celui de la « volition des âmes » n'admet pas l'existence de l'enfer même si c'est la France qui, dans le cas d'espèce, est selon lui en état de péché mortel. Que se passe-t-il lorsque la « Justice et la Vérité » se retournent contre l'Église et l'armée ? Elles déchoient et chutent dans la « démagogie combiste », jaurésienne, ou dans ce que Maurras qualifie d'anti-France.

La tradition est révolutionnaire

Ce n'est pas un hasard si, à la différence des chronologies généralement admises, Péguy date la naissance du monde moderne des années 1880, moment où la République une et indivisible - celle de Quinet, Raspail, Fourier et Blanqui qu'il magnifia en Royaume de France, organise ses fondations institutionnelles contre sa propre mystique et périclite. Derrière le paravent de la neutralité laïque, des ombres travaillent ainsi à la déchristianisation intéressée de « notre patrie » et au remplacement d'une métaphysique par une autre. Sainte colère de Péguy : « Quand donc aurons-nous enfin la séparation de la Métaphysique et de l'État ? [...] Quand donc l'État, fabriquant d'allumettes et de contraventions, comprendra-t-il que ce n'est point son affaire que de se faire philosophe et métaphysicien ? »

Manifestement, il ne l'a toujours pas compris. Les « Radicaux » qui, à la différence des socialistes ou de l'Action française, n'ont jamais eu de mystique, tiennent toujours le gouvernail : « Tout ce monde-là est au fond du monde radical. Même indigence, même lamentable pauvreté de pensée. [...] Partout ce même orgueil creux, ces bras raides, ces doigts d'orateurs, ces mains qui ne savent pas manier l'outil. »

La République des politiques déracine donc avec méthode le peuple français en lui apprenant à lire les « pornographies des programmes électoraux » et à communier dans la religion positive à travers une « domination primaire, civile, civique, gratuite, laïque, politique, électorale, obligatoire, universelle » - la grammaire étant aujourd'hui encore moins considérée, il conviendrait d'ajouter « citoyenne ». Péguy nomme « démystication » ce mouvement unique de déchristianisation et de dérépublicanisation. À ses yeux, en effet, les mystiques païenne (antique), hébraïque, chrétienne, traditionnelle, révolutionnaire, royaliste, républicaine, française s'opposent moins entre elles qu'elles ne s'opposent aux différentes politiques qui en sont les dégradations.

C'est que, dans la grande subversion poético-mystique de Péguy, la tradition est révolutionnaire : « Une révolution revient essentiellement à fouir plus profondément dans les ressources non épuisées de la vie intérieure; et c'est pour cela que les grands hommes d'action révolutionnaire sont éminemment des grands hommes de grande vie intérieure, des méditatifs, des contemplatifs. » La révolution n'est un désordre que pour les saboteurs pour lui, elle est un ordre car « l'ordre, et l'ordre seul, fait en définitive la liberté » - et la République, une « restauration ».

À suivre

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