Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Charles Péguy, enfant de France 2/3

Charles Péguy, enfant de France.jpegCe ne sont-là qu'apparentes contradictions : Péguy ne juge pas tant la forme d'un régime que la France elle-même à l'aune de l'être mystique, fût-il républicain ou royaliste. L'interrogation fondamentale ? « Savoir ce que serait que le roi » : « le premier des barons, ou le premier des maîtres », « le chevalier mystique ou le rusé politique », « le roi de croisade et de chrétienté » ou l'exécuteur des Templiers, saint Louis ou Philippe le Bel, un roi de grâce et de courtoisie ou « un roi homme d'affaires et [...] de courtage », « un roi de justice » ou « un roi commerçant », « un roi de guerre » ou « un roi de tremblements »?

« Quand un mot commence à devenir à la mode, écrit Péguy, c'est que la réalité qu'il désigne est bien malade. » Montherlant s'en souviendra, pour qui « où la chose manque, on y met le mot ». Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les grandes orgues de la petite rhétorique politicienne bombardent de « République » et de « démocratie » ce qu'il reste du « peuple » français.

La démocratie, ennemie du peuple

Inutile de revenir sur la haute idée que Péguy se faisait de la République et du roman national, dont les pages sont désormais et conséquemment arrachées avec méthode. De l'idée démocratique, en revanche, il ne fut jamais la dupe car tout conspirait en lui, si peuple, tout peuple, à le ramener vers ses aïeux vignerons et bûcherons - même si le Normalien n'a jamais vraiment eu la tentation de les oublier - ou vers sa grand-mère Étiennette Quéré, qui lui fit toucher du doigt l'ancienne France dès le faubourg Bourgogne d'Orléans, celle de la joie et du travail bien fait. En 1903, il lui dédit La chanson du roi Dagobert : « À la mémoire de ma grand-mère, paysanne, qui ne savait pas lire, et qui première m'enseigna le langage français. »

La dénonciation du règne de la quantité et de la matière fonde la critique péguyste de la démocratie et du parlementarisme, hypostases politiques de la modernité et repères du parti unique intellectuel : dès lors que seul le mesurable compte - l'argent sera ainsi l'emblème moderne de toute mesure -, le nombre, qui ne signifie rien (les volontés sont soumises à des rapports de force et ne s'additionnent pas, pas plus que leur valeur), aura vocation à représenter le rien, c'est-à-dire le néant, au mépris de ce qu'il reste de peuple charnel.

Les décisions ne sont prises « à la majorité des suffrages » que dans la « société désharmonieuse » démocratique. Dans la cité harmonieuse, en revanche, nulle « mise en balance des suffrages », nulle « comparaison des votes », nulle « loi des majorités », nul « respect des minorités », nul « scrutin », bref, nul « calcul », puisque la quantité, en l'occurrence dans son expression immédiatement arithmétique, n'objective pas la complexité historique et mouvante du réel.

Péguy se sert des meilleures armes du XVIIIe siècle français pour donner libre cours à sa verve polémique en raillant une série de maux la « parlementante », la « concurrencite », l'« autoritarite », « l'unitarite », l'« électorolâtrie » ou l'« électoro-culture ». En enlevant au peuple charnel ses libertés réelles au profit d'une illusoire souveraineté générale, l'« affreux régime démocratique » est « le moins profondément peuple » des régimes qui se sont succédé. Trompeur, il assoit le règne du père du mensonge, comme en témoigne sainte Geneviève : « Les armes de Satan c'est la criaillerie,/ Le vote, le mandat et la suffragerie,/ Et l'avocasserie et la haranguerie. »

Péguy refuse de confondre l'« esprit démocratique » avec l'« âme populaire » - « c'est que d'être peuple, il n'y a encore que ça qui permette de n'être pas démocrate... » -, tout comme il distingue les romantiques - « préoccupés de représentation » - des classiques - qui travaillent. La démocratie parlementaire correspond en définitive, comme l'a fait remarquer Pierre Boutang, à la théâtrocratie dénoncée par Platon dans le troisième livre des Lois : le theatrus mundi ne se donne plus comme tel, mais se présente comme un moment de la vérité, laquelle est en fait, en langage orwellien, un mensonge (Péguy évoque les « mensonges rituels des cultes romantiques » et du « gouvernement des théâtreux »). Le Léviathan (l’État moderne « contractuel » est un artifice il n'est de représentation que théâtrale, soit fictive l'acteur porte un masque et joue un rôle (persona).

La pesanteur sans la grâce

Péguy, semblable au jeune Barrès, devient un ennemi des lois seulement écrites (la légalité démocratique) et un ami de l'ordre vrai. Le poids de la masse entraînant la personne et la société dans une chute sans fin - pesanteur sans la grâce il oppose les craties (démocratie, ploutocratie, autocratie), méprisables, aux archies (monarchie, anarchie), respectables car soucieuses de l'archè, du fondement originel, fût-ce pour s'en défier les premières rabaissent, les secondes élèvent. Lui se dira acratiste, et Bernard-Lazare, son ami qui prit fait et cause pour Dreyfus, anticrate.

À la veille de s'en aller à la guerre, le poète se souvient de son itinéraire, du petit garçon « de dix douze ans » qui se promenait « sur les levées de la Loire », de cet enfant sage, sérieux et grave, même, qui se défiait déjà de la frivolité et de l'ironie. Il revoit sa mère, Cécile, rempaillant des chaises et sa grand-mère faisant la lessive - son père, Désiré, mourut dix mois après sa naissance, emporté par un cancer à l'estomac à l'âge de vingt-sept ans.

« Tout est joué avant que nous ayons douze ans. » Le petit Charles se passionnait alors pour les livres d'histoire, en particulier sur la Révolution et la guerre de 1870, mais, plus largement, pour les « batailles militaires de la France », Azincourt, Crécy, Poitiers, Waterloo : « Je n'aimais pas les victoires. J'aimais recommencer les défaites. Combien de fois n'ai-je pas recommencé les défaites avec cette étrange impression qu'à chaque fois que je les recommençais elles n'étaient pas consommées encore, elles n'étaient pas. »

Il se souvient aussi de l'« ardent, sombre et stupide jeune homme » de « dix-huit vingt ans » arrivé à Paris, tenté par le jeu des partis, la « période d'un certain masque et d'une certaine déformation de théâtre », du lycée Lakanal de Sceaux où il prépare le concours d'entrée à l'ENS de la rue d'Ulm avec, entre autres, Albert Mathiez, le futur historien de la Révolution. Après avoir intégré l'École, il peaufine son idéalisme socialiste dans la turne « Utopie » la disparition de la misère grâce aux vertus du moralisme kantien appliqué à la société avec une froide rigueur mathématique. Ô l'abstraite pureté d'un jeune idéologue puritain! 0 l'éthique more geometrico de Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse ! La « morale socialiste » doit être en effet « strictement kantienne dans sa forme ». À un ancien camarade de Lakanal, Péguy confie : « Pour moi, cette conversion demeure peut-être le plus grand événement de ma vie morale. » Prosélyte, il rêve même à l'« universelle conversion des jeunes (j'entends les meilleurs) au socialisme ».

À suivre

Les commentaires sont fermés.