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René Girard, l’apocalypse et notre sinistre vendredi 13 (texte de 2015) 1/2

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René Girard était sans doute le dernier grand épistémologue français. Il est mort le 4 novembre dernier, à Stanford en Californie, laissant une œuvre considérable sur la violence, le sacré et l'avenir des sociétés humaines. C'est cette œuvre que nous voulons interroger pour comprendre cette violence qui a déferlé sur Paris et qui demeure comme suspendue au dessus de nos têtes, toujours possible. Il me semble que c'est, en quelque sorte, rendre un ultime hommage à la fécondité de ce penseur hors pair.

La dernière préoccupation fondamentale de René Girard a consisté justement à chercher comment son système herméneutique pouvait s'appliquer à l'histoire et mordre sur les événements. Avec ce mélange de rouerie et de naïveté qui le caractérise, notre auteur n'a pas hésité à revendiquer l'apocalypse comme possible ici et maintenant. C'est ainsi qu'à propos d'un de ses derniers livres Achever Clausewitz. il dit bonnement, au grand émoi de son public germano-pratin ce public qu'il savait provoquer avec un plaisir de fin gourmet : « Il s'agit d'un livre apocalyptique ». Attention Pour lui. l'apocalypse n'est pas le châtiment que Dieu envoie aux hommes mais celui que les hommes se préparent à eux-mêmes : « Les fondamentalistes chrétiens pensent que la violence de la fin du monde viendra de Dieu lui-même. Ils ne peuvent pas se passer d'un Dieu méchant. Ils ne voient pas. chose étrange, que la violence que nous sommes en train d'amasser sur nos propres têtes a toutes les qualités requises pour déclencher le pire ». C'est l'humanité laissée à elle-même qui va au pire. Habitée par le mal, en proie au « péché originel », dont Girard n'hésite pas à parler en ces termes, l'Humanité est toujours grosse d'apocalypses.

Le désir de l'autre

Mais quelle est la forme de ce mal ? Pour le fondateur de la « théorie mimétique », le mal est dans le désir lui-même, non pas dans la spontanéité du désir comme le pensaient les gnostiques, non pas dans le désir charnel parce que la chair serait mauvaise, mais dans la construction subjective de ce désir. L'homme, dans son quotidien, estime René Girard, n'a aucun désir qui lui soit propre. Il n'est jamais qu'un imitateur et son désir, s'il est un tant soit peu construit, imite le désir de l'autre et cherche à s'emparer de ce que désire l'autre. Voilà le mal, cette artificialité du désir, en proie à l'imitation, vampirisé par les modes, et grandi, grandi toujours « aux feux de l'envie ». En effet, que de choses nous faisons pour le standing, parce que cela se fait et non parce que l'on en nourrirait à l'intime de soi le profond désir. Ce n'est pas que nous ne puissions pas éprouver de désirs qui nous soient personnels : mais ces désirs calqués, ces désirs imités sont à tout prendre les plus forts en chacun, parce qu'ils sont les désirs de l'autre.

Telle est l'origine de la violence; chacun, voulant ce que l'autre désire, le duel devient fatal. C'est l'histoire de la Belle Hélène et de la Guerre de Troie. Hélène était-elle si belle dix ans après ? Elle était chargée de tous les désirs mimétiques des rivaux. Elle représentait le désir des autres. C'est en cela que sa possession s'avérait essentielle et sa trahison insupportable. Mais où est le drame ? Si rien ne vient interrompre l'expression des désirs des hommes, désirs qui dressent les individus les uns contre les autres parce qu'ils portent sur les mêmes objets, alors on assiste à une « montée aux extrêmes », dangereuse pour tout le monde. René Girard emprunte cette expression « la montée aux extrêmes » au stratège allemand Clausewitz, pour lequel le duel est le modèle de toute guerre et la montée aux extrêmes la logique profonde de tout duel. Si l'on transpose l'esprit du duel à l'ensemble de la société, on constate que, dans une société en proie au désir mimétique, les différences disparaissent puisque tout le monde a les mêmes désirs et cette indifférenciation fait de chacun un rival potentiel pour l'autre. C'est cette montée aux extrêmes, sur fond d'égalitarisme ou d'indifférenciation, qui engendre l'apocalypse.

L'invention des sacrifices

La théorie de Girard ne s'arrête pas là. Il montre ensuite que, pour éviter la crise apocalyptique, l'homme invente les sacrifices religieux. Pourquoi le sacrifice se trouve-t-il dans toutes les sociétés humaines ? Parce que, en tant que « violence de rechange », il protège la société de sa propre violence, en offrant à cette violence un débouché; ce débouché religieux, extérieur à la communauté, est légitime. La grande affaire des sacrifices est là : légitimer la violence en la canalisant sur un bouc émissaire que l'on aura préalablement exclu de la société et qu'il est non seulement légitime mais indispensable de mettre à mort, tous ensemble. Ainsi les sociétés humaines réalisaient-elles leur unité : par le sacrifice des boucs émissaires.

Si l'on poursuit l'histoire de l'humanité, on voit ensuite apparaître le christianisme, qui, au nom du Christ sacrifié sur la Croix, prêche l'innocence de toutes les victimes et empêche (autant qu'il le peut) le mécanisme du bouc émissaire de se mettre en place. Pour un chrétien, toute victime est le Christ. Il est donc interdit d'y toucher. Il n'y a plus aucune légitimation apportée à la violence. Dans une société chrétienne ou d'origine chrétienne comme la nôtre, la violence est hors la loi et la victime toujours christifiée.

Dans l'inconscience

Jusqu'à l'enseignement de l'Évangile, personne ne doutait de la culpabilité des victimes, qui étaient sacrifiées parce que c'était le dieu qui exigeait leur mort. Le Christ, lui, ne revêt aucune forme de méchanceté, comme les anciens dieux. Il nous parle de la bonté du Dieu Père qui n'exige aucune victime. Il désarme la violence en dévoilant le mécanisme des sacrifices et je dirais aujourd'hui plus largement, il nous incite à douter de toutes les formes de violences légalisées : la diabolisation, par exemple, s'exerçant contre tel homme politique ou tel groupe de citoyens est une pratique sacrificielle contemporaine. En encourageant de manière irrationnelle mais en quelque sorte sacrée, la violence contre certains  (Le Pen a connu cela), on permet à toute la société de se purger de sa violence immanente Mais ce mécanisme, pour être efficace, doit être absolument méconnu. La chasse au Bouc émissaire est profondément sincère, comme la diabolisation de tel chef politique. Mais lorsque la ruse sociale des sacrifices est dévoilée, alors ce rites deviennent inefficaces. Plus de sacrifice Plus de rituel. Plus de ces différenciation sociales, qui permettaient de repousser l'affrontement, en créant des inégalités. Plus de sacrifice ? Nous sommes tous pareils, nous avons tous le même désir artificiel, le désir de l'autre La société d'après les sacrifices devient un terrain vague où chacun ne comprend de son désire que la violence qu'il engendre.

Alors que la culture humaine, religieuse et politique, est discréditée, voilà que se découvre une nouvelle forme de violence, non institutionnelle, gratuite. C'est la violence la plus archaïque, celle qui est antérieure aux sacrifice mais qui revient aujourd'hui puisque, sous l'empire du christianisme, nous avons supprimé nous mêmes tous les sacrifices; en proie au délire moderne que Girard dénonce dans Quand ces choses commenceront, nous n'avons même pas fait d'exception, dans notre prurit antisacrificiel et nous avons aussi exclu le sacrifice du Christ alors qu'à l'inverse de tous les autres, ce sacrifice-là est celui dans lequel la victime s'offre elle-même. Hélas, depuis Vatican II et la messe repas, nous ne sommes plus capables de le comprendre. Nous n'avons rien à répondre aux cultures sacrificielles et nous avons les mains vide; devant la renaissance postmoderne de la violence pure. Littéralement, nous les chrétiens rénovés, cette violence humaine nous ne savons pas qu'en faire. Elle nous prend au dépourvu, nous n'avons rien à en dire. Nous ne pouvons plus chercher à la convertir en un sacrifice saint.

À suivre

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